Cartes et Lignes d'erre, traces du réseau Deligny par Emmanuel Laugier
Lignes de « l’homme sans »
Enfant des deux grandes Guerres, comme Georges Bataille dont il est le cadet de plus de seize ans, Fernand Deligny (né en 1913), eut très vite l’intuition, face à l’effondrement des civilisations européennes et de leur rationalité triomphante, de l’importance qu’il y avait à « vivre et faire vivre ceux qui sont sur les bords du lien communautaire » (S. A. de Toledo). Instituteur et éducateur depuis les années 30 d’enfants véritablement « déclassés », de leur propre famille comme de tout rapport à eux-mêmes, et souffrant selon les discours psychiatriques de « trouble du comportement », c’est à partir des marges sur lesquelles chaque un (d’entre eux) se trouvaient (plus qu’ils n’y étaient jetés) qu’il amorce une réflexion dont la portée conduit à introduire dans le monde psychiatrique une véritable anthropologie politique. De ces enfants-là à ceux dit autistes, ou souffrant d’autisme, toute la question revient à redéfinir ce que l’on (ce qui) [s]’entend par la constitution d’un sujet, dégagé peut-être ici de lui-même, c’est-à-dire touchant ce que chaque sujet peut être en entrant quelque part, ici et là, partout, ici même ; étant donné à tous ses espaces : Deligny rappelle cette flexion du sujet, et celui, singulier, de l’enfant autiste, en distinguant l’autre grammaire en laquelle il peut se retrouver et trouver les lieux d’atténuation de ses souffrances : l’« infinitif » de chacun de ses « agir » est au centre de sa logique, elle se distingue du « faire » des adultes autant que de ce que le langage entend réveiller ou cadrer de son symptôme. Face à cettee irréductibilité du recours au langage, Deligny pose l’irréductibilité d’un acte sans langage dont tout geste (réfléchi/attentif mais non-verbal) croiserait celui de l’enfant autiste. Cela, cette intuition, que Deligny va formaliser en dialoguant avec des adultes désemparés face aux souffrances d’enfants autistes, le conduira à concevoir, comme une sorte de méthodologie « non verbale » les Cartes et lignes d’erre, pour la première fois rassemblées dans ce livre sur la décennie 1969-1979. L’enfant autiste existe « ici et là » et les Cartes et lignes d’erre, dessinées par des éducateurs non-spécialisés ni professionnels, en sont les traces rêveuses et analytiquement voyageuses. Ces sites, nommés « Aires de séjour », Deligny les créé en 1968 dans les Cévennes : ils s’appellent « L’île d’en bas », «Monoblet», « le Serret », « Graniers », « Le Palais », etc. Magnifique objet en tant que tel, ce volume relié, de grand format, s’ouvrant verticalement, expose plus de deux cents relevés en couleur des parcours que firent ces enfants sur les sites où ils vivaient, accompagnés de leur « éducateurs ». Ces derniers consignèrent par ces tracés fascinants le monde que chacun de ces enfants sans langage articulé dessinait, des mouvements topiques (fondateur du lieu) à ceux dits dystopiques, décloisonnés, sans cesse en rupture, sans finalité ni but. En les regardant se déplacer, en mémorisant l’ensemble de leur dérive comme les limites entre lesquelles chacun se balançait (entre la cuisine, le ruisseau, la chambre, le feu), Deligny inventa un langage non-verbal à partir duquel les angoisses que les adultes projetaient face à la violence que ces enfants parfois s’infligent, suspendaient leur jugement et éloignaient leurs repères. La création d’un « commun » où chacun entrait tel qu’il est, soulagea ses êtres de la souffrance intolérable de l’autiste, créant « une sorte d’allégresse, une autonomie, etc. » que les institutions ne pouvaient offrir ni penser (malgré leur bonnes intentions) : chaque relevé, commenté a posteriori par chaque adulte, et accompagné d’impeccables introduction, glossaire (S. A. de Toledo) et postface ( Bertrand Olgivie), déconstruit la puissance aveugle du savoir, pour offrir à la raison raisonnante un nouveau faire, un toucher et un cerne où ces enfants pourraient enfin faire de leur zone indiscernable et indéfinissable la leur même, celle, régénérée, de gestes sensibles et presque enfin rejoints. Bertrand Ogilvie, abordant magnifiquement la dimension politique de ces cartes*, l’écrit encore autrement : « elles [les cartes et lignes d’erre] sont les cartes d’un pays où se cherche et se trame un monde commun capable d’inclure ou d’inscrire son propre bord, le cerne de ses exclusions, et où cohabitent les hommes définis (« l’animal politique disposant du langage ») et les hommes indéfinis. L’autisme, comme bord extrême du politique, introduit à sa suite dans ce commun les différentes figures de « l’homme sans » : le sans langage, sans comportement adapté, « l’homme sans qualité », sans propre et sans propriété. Mais pour Deligny, ce passage, ce « sans propre » est en même temps une autre sorte de “nature”».
* on peut également se référer à un très bon livre de « synthèse » : Autisme, discours croisés (sld de Delia Steinmann) qui revient autant sur les différentes phases historiques de l’analyse psychiatrique de l’autisme qu’aux hypothèses psychanalytiques et cliniques d’aujourd’hui. Éditions Nouvelles Cécile Defaut, coll. « Psyché », 2013.