28 avril
2012
C'est à dire par Emmanuel Laugier
“ …d’un beau noir de Flandre… ”
Franck Venaille, dont on sait l’attachement au poète triestin Umberto Saba*et à son énorme Canzoniere, aurait pu faire de ces quelques vers de Giorgio Caproni** ouvrant In Esito,o : ( En réponse, ou : [1970]) l’une des réponses que C’est à dire ***, son nouveau livre, se donne : “ Donne-moi la main. Viens./Guide ton guide. Je tremble./ Ne tremble pas. Ensemble,/très vite nous Retournerons/dans notre néant — (ensemble)/dans le néant nous Remourirons ”. Appelons cet-en-aller-là “nécessité”, celle de dire, et sous sa pression impérative la tâche, si le mot n’était pas déjà trop lourd, d’un “ il faut ”. On peut rapprocher Franck Venaille de Caproni pour ces raisons-là, mais on devrait alors le faire côtoyer beaucoup d’autres écrivains. Il y a pourtant une autre raison à leur rapprochement, et celle-ci tient à la façon si singulière que chacun a de tresser ses vers avec la lucidité d’un monde effondré, à l’absurdité de toute naissance, à l’empire du mal que le grotesque et la pudeur ont peine à éloigner de soi, à la chose perdue, inamissible. Caproni****, comme Venaille, sont d’horribles travailleurs, de ceux qui surent (très tôt - 61 pour F. V) que travailler (fatigue) la masse inerte de la langue revenait à écrire le reste calciné d’un dieu mort, qu’écrire ne le fut que depuis toute l’absence abandonnée de ce dieu-là. L’athéisme forcené de chacun, leur engagement politique (communiste un temps pour F.V, socialiste un temps pour G. C), la passion des villes où l’on dérive, celle que F. V voue aux terres fumeuses du Nord, à sa mer étale et à ses fleuves larges, sont des entrées multiples vers la blessure la plus rapprochée du soleil dont parlait Char à propos de ce à quoi expose toute lucidité. Mais elles sont chez F. V immédiatement (et autant chez Caproni) descendues de leur socle hautain, viril ou héroïque : cette lucidité, à partir de laquelle Caproni va dépouiller son vers, et jusqu’à la corde dans ses derniers livres, le nouveau opus de F. V la rejoint par une lyrique tendue, dont La Descente de l’Escaut (1995) fut peut-être l’amorce bouleversante. Le phrasé Venaille, l’“ écrire en Venaille ”, comme il fut dit, sont une façon d’engouffrer quelque force tournante, comme un vent venu des terres les plus hostiles, dans ce que le langage doit lui répondre. Tout se passe comme si la pression affreuse des monstres, la laideur, les grimaces du monde (mais autant des fantasmes, des mémoires démentielles), constituaient le carnaval d’où le cavalier-poète avait à sortir sa tête, c’est-à-dire trouver la voix nécessaire de son rythme (qui est une autre façon de parler de sa (re)tenue)). La quasi-injonction d’aller au néant renaître ou de remourir à la vie, ouvre à celle que Venaille ne cessa de se donner (sous les timbres, entre autres, de l’ironie, de l’humour pince-sans-rire, du grotesque) : “ Ô temps gris !/Ô le génie des peupliers/avec, sans cesse, la pluie comme accompagnatrice d’un mourant ”. D’où qu’il puisse dans “ le désert mélancolique ” se demander “ pourquoi me parlez-vous de joie ? à moi ? ”. Mais la force de la mélancolie, de la nostalgie, celle-même d’un congé que Venaille semble donner, comme le voyageur qui se retourne et lance son geste d’adieu dans les Élégies de Rilke, n’est que d’avoir été habitée activement : depuis le corps et l’âme des enfants, depuis la “ scène primitive ” (Blanchot) qui les plongea dans l’extase et la détresse des larmes (Pourquoi tu pleures ? Dis pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu… parce que le ciel est bleu, 1972), voilà qu’il (F. V) donne une raison à son endurance, toute à la fois rageuse et doucement murmurée : “ C’est pourquoi je rejoins votre meute qui, chaque soir, se déploie dans la ville & ses canaux, respectent toutefois la nudité des eaux.//Trala-lo ! ”. L’action des mélancolies est activement émancipatrice, elle déplace le corps de l’écriture morte vers ses nocturnes : sous le brouillard les mots émergent telles des nuées de petites lampes dressées au bout de bâtons. Autrement dit les actes de la mélancolie, ou les mélancolies actés, se propagent dans la diversité prosodique de la langue-venaille ; et lui retourne son timbre flamand, ce noir dont il dit qu’il recouvre si spécialement leur bicyclette… Chaque livre, et chacune des ses partitions intérieures (si savamment architecturées chez F. V) appuient sur l’impératif auquel son “ c’est à dire ” doit se rendre : si cela est à dire, si ça est à dire *****, alors les mots de F. V doivent répondre, autant à l’injonction des deuils de l’enfance qu’au rien qui, béant, s’ouvre en elle : “ Je vous regarde rouler à même le sable/enfants de mon enfance triste/ quand sur vos bicyclettes d’un beau noir de/Flandre/vous montez à l’assaut des dunes ”. Ailleurs, de longues laisses de vers, incorporées comme un “ long ton au-dessus le long de ces longues journées grises ” se suivent. Toujours, que le vers soit centré & tourné vers les villes d’OOSTER, MIDDELKERKE, ZEEBRUGGE, etc., qu’il se fasse “ éloge/de/la/figuration/narrative ” ou prenne la forme de “ Cantos flamands ”, toujours “ une sorte de bâche grise ” les couvre pudiquement, y compris lorsque tout y est dit crûment, ou prosaïquement décrit une scène de sexe adultère… Le “ territoire de la mer nue ”, sans jeu de mots aucun, n’y est donc plus un souvenir-écran, mais l’espace assumé d’un grand nord où se perdre est encore renaître. Avoir plongé physiquement ses mains dans cette mer lointaine, ouvre l’expérience à “ un sublime au-delà de toute élévation ”****** dont parlait Benjamin à propose de Hölderlin. Et c’est bien aussi de cela qu’il est question dans la lyrique, étonnamment tendue de C’est à dire : “ A la marge de l’effacement ” est-il écrit : “ c’est sans limite/cela ne ressemble à rien/mais/mêmes muets/on est ensemble/à lui faire face////cela suffit///ZEEBRUGGE ”.
*à qui il a consacré un essai : Umberto Saba, “ Poète d’aujourd’hui ”, édition Seghers, 1989.
**- qui lui, était de Gênes.
***qui ici, perdant ses traits d’union, perd également sa position adverbiale.
****le livre posthume Res amissa (1991) est à lui seul l’interrogation de cette chose perdue, Giorgio Agamben dit “ toujours déjà inappropriable. “inamissible”, parce que toujours déjà perdu, et perdu à force d’être – comme la vie, comme, justement, une nature – trop intimement possédé (…). Chap VI, “ Manière impropre ”, in La fin du poème, p. 107, éditions Circé, 2002.
***** formule toute Groddeckienne à laquelle son livre Ça (édition Mercure de France, 2009) empreinte bien sûr.
******L’expression est de Walter Benjamin, in “ Deux poèmes de Friedrich Hölderlin ”, Œuvre t. I, p. 123 ; Folio-essais, Gallimard.