VOLODINE ou MILLE CENTRES DE FORCES par Nicole Caligaris
1985, Minuit. Claude Simon prix Nobel, une portée de minuistes du second niveau perce l'œuf, plus ou moins fils d'Alain Robbe Grillet, pendant que couvent, encore cachés par Hervé Guibert, les futurs organismes autofictifs, plus ou moins filles de Marguerite Duras qui vient de publier chez POL. Le cosmos achève de rétracter son expansion pleine de poussières, de suturer ses noirs, de se refermer sur sa matière. Dans ce sans-ailleurs de dessous les couvertures blanches dédiées au divan puis à l'amphithéâtre, déboule, du milieu de « Présence du futur », collection passionnante sur laquelle, même en se pinçant le nez, pas un littérateur grand genre n'aurait été jeter les yeux, un Volodine bébé, au cri de « saloperies vivantes ! ». Et l'univers trouve un espace où se redéployer selon d'énigmatiques lois : une puissance y respire.
Bouclée dans la salle de bain, condamnée à la petite ironie, bientôt réduite aux aléas d'une libido que bien des soucis compliquent, la littérature française se trouve, par l'irruption Volodine, clandestinement raccordée au monde, à cette sale histoire collective qui, le défaisant, nous fait, dans un trouble dont elle doit trouver les formes qui l'expriment. Voilà ce qui m'intéresse. Les formes sont là, inventées par Personne, transmises d'un temps à l'autre, dont les générations s'emparent à leur heure pour leur reconnaître un sens.
Chez Volodine, en premier lieu, je trouve l'art du récit choral. Auteur d'auteurs fictifs dont les publications composent son œuvre, de personnages à l'identité instable, de signatures collectives, celles de « communes » dont le nom dit, plutôt qu'un personnage, sa mémoire, Volodine est une œuvre, faite de voix dont la provenance est incertaine ou évanouie, qui persistent d'une bouche à l'autre.
Les formes ont un sens et une portée politiques. Depuis le naufrage du Titanic, entendez depuis le naufrage des ambitions et des idées du siècle qu'il a ouvert, en 1912, d'un si exact présage, il nous faut écrire la discontinuité. Volodine a cette écriture de l'unité révolue, une écriture rhapsodique, celle d'une pluralité de voix dont, plutôt que l'harmonie, la dissonance fait la musique. Construit facette par facette, tout au long de la vie de l'écrivain et comme expression poétique de cette vie, le récit global forme un texte non lisse, composé de manques, dont les fragments convoquent, par contact les uns avec les autres, un texte de niveau supérieur, qu'il revient aux lecteurs de produire.
Volodine est un jalon dans la recherche d'une autre conscience littéraire de la conscience, après la quête de la continuité qui a animé la Recherche du temps perdu, dont le premier volume date plus ou moins de la même année que le naufrage du Titanic. Même présage. Et je n'oublie pas le jalon symétrique, dans cette recherche, suivant une tout autre direction littéraire, de lignée plus directement proustienne : le travail capital d'Hubert Lucot, dont Recadrages, chef d'œuvre, est une crête.
Voyez cette pensée du sujet diffracté exprimée (avant les Mille plateaux qui en ont sublimé la configuration) dans l'intense Messe des morts (Pologne, 1893) par Stanislas Przybyszewski : « Quelque chose s'est perdu : le mystique point d'oscillation où prennent appui toutes mes forces. Il a été relevé par mille autres centres de forces et l'unicité s'est décomposée en mille fragments éclatés. »
Le centre vide de pouvoir, c'est l'expression d'un monde effondré qui doit se composer de mille centres, mille foyers d'autorité.
L'autorité diffractée porte le doute sur la continuité du récit, sur la continuité du sujet, cette « identité » qui est une convention culturelle plus qu'une expérience anthropologique.
Peu importe à l'auteur d'être le signataire de ces récits qui appartiennent à tous, qui proviennent du fonds commun de nos histoires, de nos visions, dont il se fait l'ouvrier pour les former à notre temps, à notre langue, l'ouvrier qui en travaille la forme, c'est-à-dire la force transmissible, produisant la version disparate de l'histoire dont la leçon, désormais, ne peut pas être stable ni exactement lisible, dont la littérature doit rendre compte de la précarité.
L'histoire ne se conçoit pas sans l'histoire de l'histoire, sans l'examen du point de vue qui regarde en même temps que celui des éléments regardés et la littérature est naïve, quand elle pratique l'histoire d'avant le Titanic, quand elle ne s'occupe pas de cette complexité, quand elle croit à sa référence au réel. La littérature est triste, non pas quand elle se tourne du côté des ténèbres, mais quand elle rate par paresse les aventures de son époque, qu'elle nous étouffe sous le molleton de la petite fabrique où elle ne risque rien.
[... ]
Bouclée dans la salle de bain, condamnée à la petite ironie, bientôt réduite aux aléas d'une libido que bien des soucis compliquent, la littérature française se trouve, par l'irruption Volodine, clandestinement raccordée au monde, à cette sale histoire collective qui, le défaisant, nous fait, dans un trouble dont elle doit trouver les formes qui l'expriment. Voilà ce qui m'intéresse. Les formes sont là, inventées par Personne, transmises d'un temps à l'autre, dont les générations s'emparent à leur heure pour leur reconnaître un sens.
Chez Volodine, en premier lieu, je trouve l'art du récit choral. Auteur d'auteurs fictifs dont les publications composent son œuvre, de personnages à l'identité instable, de signatures collectives, celles de « communes » dont le nom dit, plutôt qu'un personnage, sa mémoire, Volodine est une œuvre, faite de voix dont la provenance est incertaine ou évanouie, qui persistent d'une bouche à l'autre.
Les formes ont un sens et une portée politiques. Depuis le naufrage du Titanic, entendez depuis le naufrage des ambitions et des idées du siècle qu'il a ouvert, en 1912, d'un si exact présage, il nous faut écrire la discontinuité. Volodine a cette écriture de l'unité révolue, une écriture rhapsodique, celle d'une pluralité de voix dont, plutôt que l'harmonie, la dissonance fait la musique. Construit facette par facette, tout au long de la vie de l'écrivain et comme expression poétique de cette vie, le récit global forme un texte non lisse, composé de manques, dont les fragments convoquent, par contact les uns avec les autres, un texte de niveau supérieur, qu'il revient aux lecteurs de produire.
Volodine est un jalon dans la recherche d'une autre conscience littéraire de la conscience, après la quête de la continuité qui a animé la Recherche du temps perdu, dont le premier volume date plus ou moins de la même année que le naufrage du Titanic. Même présage. Et je n'oublie pas le jalon symétrique, dans cette recherche, suivant une tout autre direction littéraire, de lignée plus directement proustienne : le travail capital d'Hubert Lucot, dont Recadrages, chef d'œuvre, est une crête.
Voyez cette pensée du sujet diffracté exprimée (avant les Mille plateaux qui en ont sublimé la configuration) dans l'intense Messe des morts (Pologne, 1893) par Stanislas Przybyszewski : « Quelque chose s'est perdu : le mystique point d'oscillation où prennent appui toutes mes forces. Il a été relevé par mille autres centres de forces et l'unicité s'est décomposée en mille fragments éclatés. »
Le centre vide de pouvoir, c'est l'expression d'un monde effondré qui doit se composer de mille centres, mille foyers d'autorité.
L'autorité diffractée porte le doute sur la continuité du récit, sur la continuité du sujet, cette « identité » qui est une convention culturelle plus qu'une expérience anthropologique.
Peu importe à l'auteur d'être le signataire de ces récits qui appartiennent à tous, qui proviennent du fonds commun de nos histoires, de nos visions, dont il se fait l'ouvrier pour les former à notre temps, à notre langue, l'ouvrier qui en travaille la forme, c'est-à-dire la force transmissible, produisant la version disparate de l'histoire dont la leçon, désormais, ne peut pas être stable ni exactement lisible, dont la littérature doit rendre compte de la précarité.
L'histoire ne se conçoit pas sans l'histoire de l'histoire, sans l'examen du point de vue qui regarde en même temps que celui des éléments regardés et la littérature est naïve, quand elle pratique l'histoire d'avant le Titanic, quand elle ne s'occupe pas de cette complexité, quand elle croit à sa référence au réel. La littérature est triste, non pas quand elle se tourne du côté des ténèbres, mais quand elle rate par paresse les aventures de son époque, qu'elle nous étouffe sous le molleton de la petite fabrique où elle ne risque rien.
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