La poésie et la maison par Michel Deguy
Il est bruit, depuis des semaines (mais depuis des années) de la « place de la poésie », qui va diminuendo, relativement et absolument. Et j’avais, en juin 2012, cru pouvoir m’adresser aux autorités et aux invités du « Marché de la poésie » en ces termes – ici condensés :
« Chers amis, un mot sur la place, sur place… La place de la poésie semble bien établie sur cette place poétique (nous sommes à Saint-Sulpice), depuis tant d’années – qu’il pleuve ou qu’il luise – et cela importe d’autant plus que celle-la (la place de la poésie) est sinon menacée, du moins ambigument reconnue. Et même si la réflexion que nous développons sur « le culturel » et « le Marché » est aussi rigoureuse qu’ancienne, aiguisée, vigilante, virulente, nous sommes chez nous ici, place Saint-Sulpice.
La poésie est partout ? Sans doute ; mais ce n’est pas si simple. Elle est reconnue, mais comme une puissance seconde dans l’espace culturel, sur le marché (peut-être presque par-dessus le marché), et pour sa diversité extraordinaire, ses métamorphoses incessantes qui la rendent irrenfermable, et en quelque sorte « homonymique ». En même temps qu’on lui fait sa place, et officielle, et de plus en plus démultipliée, on lui représente qu’elle n’a pas à s’en faire, ni à en faire trop. Il y a en tout cela non pas une contradiction, mais plus gravement, plus radicalement (et peut-être, donc, y a-t-il là ce que Rimbaud appelle une « future vigueur ») , il y a, dis-je, une contrariété, profonde, méditable – et donc futurible, futurante, « futuriste »…
Il est bruit que le CNL songe à fondre sa « Commission pour la poésie », âgée de dizaines d’années (je l’ai présidée jadis, sous le consulat du légendaire Jean Gattegno), au prétexte d’un « regroupement »… dans lequel, bien sûr, elle aura « toute sa place ». Il est bruit que la Mairie de Paris songe à changer l’appellation de sa Maison de Poésie… « Ne vous en faites pas, puisqu’on vous dit que votre place sera toujours plus grande ! » Il est donc excellent que cette place-ci, même si c’est au nom du marché, garde son nom, fête, et marché, de la poésie ; et j’ajoute : de papier, ou en papier, en volumes innombrables polymorphes, quels que soient le présent et l’avenir du « en ligne ». Scripta (in libris) manent. La poésie, une des grandes choses, choses premières et dernières, quelque chose de spécifique, de singulier, de toujours inconnu (disait Baudelaire), même au risque de l’illimitation que je viens d’appeler homonymique… Oui, à sa future vigueur !
Permettez-moi de rappeler maintenant hâtivement, et dans la réinflammation actuelle des braises de cette affaire, mon point de vue qui est connu de beaucoup d’entre vous puisque je n’ai cessé d’interroger les « choses de la poésie et l’affaire culturelle » (Hachette) depuis 1987. C’est du culturel qu’il s’agit.
La complexité de ma position est simple à résumer : nous sommes des hommes de l’art ET des fonctionnaires du culturel. Nous n’avons cessé de « déconstruire » radicalement ET de participer. Le « nous » des poètes, tout spécialement, est celui de minoritaires minorés ET de bénéficiaires, voire de favoris. Notre zèle pour la poétique est avec ET contre ; discordia concors. La poésie est partout ET nulle part. Son « printemps » fleurit tous les ans et en toute saison. Elle est assignée à sa place dans la sphère culturelle (qui est elle-même co-extensive à la sphère de ce phénomène social total qu’est le culturel, rejeton transgénique, ou clone, de la culture), et cette place est seconde, voire secondaire, dans l’économie de l’Affaire – en termes de public, de rentabilité, de cote dans l’art contemporain (d’où les efforts pour la « produire » en objet de consommation offrable). « Es ist so », dirait Hegel. En littérature, les poètes ne sont pas des stars, très rarement des guest stars. Alors qu’à l’âge romantique (lire Hegel), la « poésie » était au sommet de la Classification ou, chez Vigny (entre cent), « trésor, perle de la pensée » ; elle en est sortie… ou plutôt il n’y a plus de classement. On ne va pas reprendre la description tous les matins. En termes voisins (à telles transitions près) : la poésie est homonymique ; ça veut dire que sa diversité (sa diversification métastasique récente dans les alliages non élocutoires (non « logiques » en général), que la technique rend indéfiniment plastiques, extensibles et possibles) n’est pas subsumable sous une conception même plurivoque ou, si vous préférez, en une poétique, accueillable dans une auberge espagnole (Maison de la culture). Il y a « chez les poètes » querelles innombrables, conflits de bornage, bords incertains, désintérêts ou exclusions mutuelles, à l’enseigne simplement dénotative de « la poésie ». D’où ma trêve : appelons poésie ce qui se réclame du nom propre de poésie ; et même ce qui n’y tient encore que par le refus, la déclaration d’extériorité, de Roche à Gleize ou Bailly. Dont acte. Mais, bien entendu, dans cette Maison de Poésie entre temps devenue « complexe multisalle », « je » ne cède pas un pouce de pensée, de théorie, que j’appelle une « poétique », parfaitement explicitable – et qui, pour elle-même, ne croit pas du tout être une simple opinion-parmi-d’autres.
La différence entre la Littérature et « le reste » (… qui n’est pas la « littérature », contrairement à ce que répète la citation de Verlaine), entre les écrivains et les rédacteurs (ceux qui « rédigent »), est plus décisive que celle qui distingue poésie et prose, poètes et prosateurs, à laquelle sont sourcilleusement attachés les poètes défensifs. Je ne crois pas d’autre part que la tâche première des responsables culturels soit d’éliminer la poésie, comme le murmurent maints acteurs de la phase culturelle en cours.
Sans doute la « rentrée littéraire » est-elle affaire, quasi exclusive, des romanciers. Il y a en France une superposition aussi obligatoire que routinière (journalistique), un « cas d’égalité » diraient les géomètres, entre roman et littérature. A tel point que pour « le grand public », la prose c’est le roman. Il n’en est rien, et je dirais en aristotélicien : « quelques romanciers sont des prosateurs (dans le meilleur des cas) ; quelques écrivains sont poètes ».
Deuxième remarque : la différence entre poème et prose dans le prosimètre général permet que joue pleinement le double jeu de la langue aux registres du poème en prose, et de la prose, ou langue, en poème. Cette différence intéressant la poésie est plus forte, plus intéressante, que celle d’un partage trop absolu (si je puis dire) entre prose de Mr Jourdain et poésie alinéée (en « vers » justifiés). N’oublions pas que ce que peut se permettre le poème avec la pensée des êtres-qui-parlent (comme aime dire Jean-Claude Milner) est toujours stupéfiant, risqué, énigmatique, et demande à être analysé, repensé, non banalisé. Cette question, intérieure à la poétique, est au cœur de la responsabilité du dire-écrire, et donc ne laisse pas les « prosateurs » en dehors. Et je ne crois guère qu’un lieu public (subventionné ; une « Maison », de poésie, ou de littérature, ou de culture…) puisse être réceptif à cette problématique rigoureuse, d’autant moins que celle-ci remet en question, en suspens, l’âge du culturel. Le plus grand nombre prend plaisir et intérêt (ou non) au résultat.
La culture dans l’emploi courant du terme qui le met en homonymie irréfléchie avec celui du culturel, de sorte que le caractère encore incompris du phénomène mondialisé sous ce nom (depuis Mao) et dont la généricité, la radicalité, a même échappé au Bourdieu de La Distinction, demeure opaque – requiert-elle l’effacement du nom de « poésie », sa refonte ou sa mêlée avec tout autre (théâtre, danse, spectacle, performance multimédia, que sais-je…) sous prétexte que « la poésie n’est pas seule », comme le dit un contemporain ? Non. Le prochain directeur absorbera-t-il, dissipera-t-il la poésie dans la littérature ou divers événements ? Je ne crois pas. La Maison de la Poésie, fondée par Jacques Chirac et Pierre Seghers, et qui ces trois dernières années n’a pas démérité, ni ne s’est vidée, au contraire, sous l’impulsion de Claude Guerre, avait-elle besoin d’être relancée, refondée, ou transformée, rénovée pour « conquérir de nouveaux publics », comme dit la novlangue (le vieux langage eût dit, avec Pascal, « éclater aux esprits » ; le nouveau parle de « gagner en visibilité médiatique » ; affaire de communication – au sens contemporain de ce mot).
Y a-t-il là une « réorientation » qui corresponde à une « demande » : demande du marché, de la « politique culturelle de la Ville », de « la culture pour tous », en tout cas du « plus grand nombre » sur le fond d’une moins grande curiosité pour la poésie affichée en tant que telle (mais qu’est devenu son « en tant que telle » ?) ? Trois réponses rapides et qui ne se renforcent pas l’une l’autre : 1) je ne le crois pas ; 2) si c’est le cas, raison de plus pour faire de la « résilience » de l’intérieur ; 3) ça ne change rien au fond de l’affaire : il s’agit bien de la condition culturelle dans laquelle la « poursuite de la poésie tout entière » (expression de Max Loreau), en perpétuation ,si vous voulez, comme si « la querelle des Anciens et des Modernes », tradition des avant-gardes, se métamorphosait dans une pérennité confuse, peine à se faire entendre…
Une malice pour terminer : la nouveauté est si « culturelle » qu’elle programme des « siestes poétiques ». Cause d’inquiétude ou de sourires ? Car quand bien même ce fut au cours d’une sieste que Coleridge reçut la dictée musaïque de son fameux poème The Rime of the ancient mariner, et que nous ne devrions pas, donc, nous inquiéter de la sieste, il se pourrait qu’il ne s’agisse plus de la même « sieste », du 18ème au 20ème siècle… Méfions-nous toujours de l’homonymie.
Le 22 octobre 2012