Réponse à Patrick Beurard-Valdoye par Michel Deguy
1 – Oralité ? Oui. Le corps fait langue, la langue fait corps, par la diction, timbrée, soufflée, buccale. Peu y ont autant insisté que le signataire de cette réponse, commentant dix fois « l’élastique ondulation » des Fleurs du mal, « l’infini dans la diction » par la diérèse chez Baudelaire ; ou « l’hésitation » valéryenne entre sens et son.
Oui, je dois entendre ma langue, la faire entrer dans l’intimité de l’intériorité parlante, la mémoire si vous voulez (interior intimo meo, dirons-nous pour détourner Augustin), qui n’est pas seulement une cavité physiologique. Je dois en quelque sorte tapisser l’ouïe-biendisante (ce que Grosjean appelait « l’oreille »), par où je deviens sujet, assujetti à sa pensée phraseuse, changeant la sonorité perceptible de cette langue en sa « musicalité » euphémique qui accueille pour la recevoir (ou non) telle séquence audible, perçue en effet, « comparée » alors, celle-ci, à la capacité fondamentale de compréhension que j’ai acquise par des dizaines de milliers d’occurrences attentives qui me rendent apte à préférer tel ou tel phrasé (si inventif et inattendu qu’il soit) à tel autre. L’oreille voit, dirais-je pour compléter Claudel.
Qu’il faille « gueuler » (Flaubert), vociférer, proférer, pour former cette capacité, c’est… entendu. La langue est matérialité orale, diction, corporelle comme toute chose humaine. Une surdité radicale à cette entente resterait muette.
2 – Projeter par prestation d’une « lecture publique » festive mes signifiants à l’oreille pavillonnaire d’une audience, en assemblée maigre ou obèse, est secondaire – quand bien même un exercice utile et souvent plaisant. Pourquoi ? Parce que, même si l’occasion singulière (c’est ce soir) d’un enregistrement (j’appelle cette séance de ce mot, même si aucune machine enregistreuse ne fonctionne à ce moment, comme un héraut demande si on a « bien enregistré » son annonce), et quand bien même l’audition, toujours débordée, jouit de surprises et de rassurrance en même temps, de stupeurs et de curiosité contentée, l’événement soulève la brume mentale, avec parasites psychologiques, d’un croire comprendre teinté de quelque crédulité rémanente à des « pouvoirs formulaires magiques ». Or il faut que la beauté (ou la disgrâce) d’un sens par des significations langagières soit impliquée au minimum pour retenir. Le cœur, le par cœur, mobilise l’intellection ou, disons, en mémoire de notre provenance grecque, la noésis. Le transport du pensable entre les êtres-parlants – qui est plus décisif que la « communication » – requiert attention à la différence des significations et du sens, par de la répétition. Ce qu’est la lecture, différente de l’audience précaire, donne une mesure de l’intérêt de l’auscultation. Peut-on lire ce qui est perçu par l’oreille ?
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Je remarque que « lecture » en est venu à désigner deux choses distinctes, et maintenant séparées, devenues peut-être insuperposables (faute par exemple que le texte de ce qui est oralisé dans telle séance soit en même temps mis sous les yeux lisant de l’auditoire) :
a) la présentation ce soir par M. ou Mme X ou Y de sa prestation sonore, verbale, plus ou moins nettement reçue
b) l’acte d’attention solitaire à l’écriture d’une page, d’un livre, sans lequel aucune séquence de langage, aucune œuvre de la langue, aucune « culture » ne demeure.
« Sais-tu lire ? »