LE CERCLE DES VINGT-QUATRE LECTEURS par Brice Liaud
Tous les ouvrages, depuis Modèle réduit (P.O.L, 1999), écrits par Danielle Mémoire, mettent en jeu le même cadre fictionnel, le même modèle, le même système. Son exploration littéraire expose, déploie, éprouve sa logique interne. Celle, tout d’abord, de la phrase, à la structure complexe. Celle, ensuite, des dispositifs qu’elle investit (récit, dialogue, index, théâtre, etc.). Celle, enfin, des espaces dans la fiction qui, sitôt énoncés, se trouvent contredits.
Esquisse du système.
Soit des personnages, aux alentours et à l’intérieur de châteaux. Ainsi, trois châteaux, sis, respectivement, à Ravenelle, Brioine et Sainte-Ulmère. Selon ces lieux, certains personnages se réunissent en tant que membres d’un Cercle de Littérature Appliqué (C.L.A.). Les membres du Cercle n’écrivent pas, ou écrivent et détruisent leur écrit, ou encore, écrivent en secret. Certains personnages – dont peuvent être les membres du C.L.A. – sont des auteurs publiés, en leur nom ou en celui d’un autre. Il y a donc ces livres, mais aussi de brefs virtuels ouvrages. Enfin, au centre, se trouve le Corpus. Du Corpus, très peu d’informations, plus de questions que de réponses. Une entité totale et muette.
« Ce n’est pas trop de notre effort commun pour affronter le Corpus. »
Danielle Mémoire, Les Auteurs, Paris, P.O.L, 2017, « Nous », p. 237.
Lire Danielle Mémoire, c’est assister à une perpétuelle réorganisation interne du petit théâtre qu’est le livre, dans lequel chaque page est une mise en scène différente. C’est se confronter sans cesse à de nouvelles réponses aux questions que recèle le système. Mais répondre ne signifie pas arrêter les choses. Répondre ne résout ni ne ferme rien. Répondre c’est commencer à écrire.
J’écris, donc, pour constater que, si Cercle il y eut à l’origine du Corpus, symétriquement, un nouveau Cercle doit se former pour en faire l’étude. Telle est la fonction du Cercle de Lecture Appliqué (C.L.A. bis).
« Des hypothèses seront émises, des recherches entreprises, et des thèses rédigées.
« La disputation ne connaîtra pas de fin. »
Ibidem, « Cavagnole ( Sir Henry) », p. 84.
Ce second Cercle est maintenant réuni, au complet, dans la salle d’étude de la bibliothèque. Ses membres sont au nombre de vingt-quatre. Après un moment de silence, l’un d’eux prend la parole. Sur ses mots s’ouvre la séance.
* * *
PREMIER LECTEUR
C’est bien simple, pour moi le Corpus est l’unique ouvrage, engendrant au-dehors de lui-même la littérature, renvoyant sur lui-même tous les éclats du sens.
(Poliment on acquiesce, mais une telle définition ne suffira pas.)
DEUXIÈME LECTEUR
Une sphère sans limite dont la circonférence est partout et le centre nulle part, voilà ce que, quant à moi, je dis du Corpus, de sa définition.
(Le sens de la formule et de l’image est salué. Peut-être peut-on, toutefois, parler plus près du texte.)
TROISIÈME LECTEUR
Le Corpus, je le formule ainsi, est tout entier en n’importe quelle page de lui-même.
(C’est mieux. Demeure, entre ces deux approches, un spectre illimité de possibilités qui doit être exploré.)
QUATRIÈME LECTEUR
Tel qu’il m’est apparu, et tel que je l’ai entendu, le Corpus est l’écrit qui engendre la logique et garde continuité avec elle.
(Assurément. Qui serait assez fou pour soutenir le contraire ?)
CINQUIÈME LECTEUR
Eh bien je crois, pour ce qui me concerne, que le Corpus est ce dont rien de meilleur ne se peut écrire !
(C’est tout entendu… Personne ne remet en cause cela ! Cependant il faut s’avancer davantage.)
SIXIÈME LECTEUR
Camarades, permettez-moi de vous l’assurer avec fermeté, mais ce doit être dit : le Corpus est celui en comparaison de qui la littérature est accident – (sur ce mot on se dresse ; sans tressaillir le lecteur maintient et insiste) oui oui… accident –, et l’accident n’est rien !
(Fracas, agitation de l’assistance. On ne tient plus. Certains lèvent les bras au ciel, d’autres baissent la tête, ou s’échange de vifs regards. Profitant des remous, un autre lecteur se manifeste.)
SEPTIEME LECTEUR
Et bien, pour ma part, je renchéris, et j’assume mon propos, considérant le Corpus comme le dernier sans succession, l’achèvement sans variante, et la fin sans commencement.
(Ah, très bien, oui ! Rien de mieux qu’une solide évidence pour réaffirmer l’unité du Cercle. Quelques murmures, puis le calme revient.)
HUITIÈME LECTEUR
Le Corpus est le livre qui, plus on le cherche, plus il se cache. Nous l’avons tous éprouvé, arpentant les épars chemins qui nous ont réunis jusqu’à lui et nous lient, en cet instant, dans la quête que nous menons en son sein.
(Laudations diverses manifestant l’approbation générale.)
NEUVIÈME LECTEUR
Le Corpus, je ne puis dire moins, est, par lui seul, l’ensemble de tout ce qui appartient à la littérature.
(Réactions réservées, résultant souvent d’une approche qui donne la part belle à ce qui est hors du Cercle.)
DIXIÈME LECTEUR
Le Corpus, et je pèse mes mots, est le livre dont le foliotage n’est pas nombré, dont la couverture n’est pas rabattue, dont le sens n’est pas borné.
(Chacun le sait, et personne n’en doute…)
ONZIÈME LECTEUR
En définitive, le Corpus, est au-delà du lisible, nécessaire, seul, à lui-même en abondance, en suffisance.
(C’est à cet équilibre qu’il a abouti, il faut le reconnaître.)
DOUZIEME LECTEUR
Le Corpus, je vous livre là mon intime conviction, est le livre dont l’espace de sens est égal tant à l’ultime virtualité qu’à la totalité des fictions.
(Il faut toujours se préoccuper de ce que l’on ne sait pas encore, de ce que l’on n’a pas encore lu, de ce que l’on n’a pas encore dit ni pensé.)
TREIZIÈME LECTEUR
Le Corpus est, en soi, perpétuité agissante, sans continuité ni proposition acquise. C’est ainsi qu’il m’habite et que je le vis depuis le commencement.
(Tous le conçoivent pour l’avoir ressenti.)
QUATORZIÈME LECTEUR
Considérant le Corpus, il est patent que nous avons affaire à un extremum sur le plan ontologique. Par conséquent, sa définition ne doit ni souffrir d’approximation, ni manquer de radicalité. Je dis, donc, que le Corpus est les opposés être et non-être en tant que médiation de ce qui est.
(Oui ! Voilà que sa discrète puissance se trouve fort bien exprimée.)
QUINZIÈME LECTEUR
Le Corpus est la virtualité dont les voies vers la forme sont fragmentaires, résultant en la diversité des sens. Mes analyses m’ont révélé ce résultat qui, du reste, pourra peut-être confirmer d’autres hypothèses que la mienne.
(Tous l’auraient dit, bien que chacun à sa façon.)
SEIZIÈME LECTEUR
Je me suis surpris à penser que le Corpus est ce que le propre du langage ne signifie pas à cause de sa transcendance, comme les lecteurs ne le saisissent pas à cause de sa virtualité.
(Les vérités surgissant soudainement ont toujours leur part de justesse. Sur le moment, elles paraissent sans faille.)
DIX-SEPTIÈME LECTEUR
Le Corpus est intellect de lui-même, sans recevoir le propre du prédicat… En tout cas c’est ce qu’à mon sens on omet toujours de dire, mais qui se trouve pourtant être le fondement de nombre d’interprétations actuelles.
(On reste coi, comme quand la logique frôle l’a-logique.)
DIX-HUITIÈME LECTEUR
S’il vous plaît, je requiers toute votre attention, car j’aimerais qu’on comprenne comment je vois les choses, puisque mon impression me semble être plus juste. Je considère, en effet, le Corpus, comme une sphère qui a autant de circonférences que de points !
(Aussi étonnante l’image soit-elle, on saisit immédiatement sa pertinence malgré sa multidimensionnalité.)
DIX-NEUVIÈME LECTEUR
Néanmoins, vous vous accorderez avec moi pour dire que le Corpus est illisible et s’écrit toujours.
(Excellent ! Ne surtout pas perdre de vue que, lisant, on ne peut jamais qu’avancer.)
VINGTIÈME LECTEUR
À vrai dire, selon moi, le Corpus est, tout simplement, le seul qui vit de la pensée du lecteur.
(Soupirs d’attendrissement. Ils le reconnaissent.)
VINGT-ET-UNIÈME LECTEUR
Tel qu’il scintille en moi, le Corpus est ténèbre dans l’âme, celle qui reste après toute lecture.
(Silence de stupéfaction. A-t-on lu le même Corpus ?)
VINGT-DEUXIÈME LECTEUR
Le Corpus, qui en douterait, est l’ouvrage duquel est publié tout ce qui est écrit, sans omission ; grâce auquel cela est imprimé, sans modification ; en lequel est ce qui est, sans exception.
(C’est bien vrai ! Tous s’en sont rendu compte.)
VINGT-TROISIÈME LECTEUR
Enfin, je propose d’envisager la chose dans l’autre sens. Je préfère, en effet, considérer le Corpus comme celui que le lecteur apprend à connaître par son absence.
(Silence de science.)
VINGT-QUATRIÈME LECTEUR
(Le dernier lecteur, muet, pense :) Ici s’arrête la lecture ; ici démarre le Corpus.
(Entendant sa pensée, tous se taisent. Fin de séance.)