Lecture pataphysique de Book (9222) de Masanao Hirayama par Brice Liaud

Les Incitations

04 sept.
2024

 Lecture pataphysique de Book (9222) de Masanao Hirayama par Brice Liaud

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Certains livres ont la vie plus dure que d’autres. S’il suffit de peu pour déchaîner la critique, les plus grands efforts peuvent demeurer injustement ignorés. Tumulte dans le premier cas, néant dans le second. On aurait toutefois tort, à choisir, d’envier le sort de l’un plutôt que l’autre. C’est sur le second que nous allons nous attarder ici. Les raisons d’un silence sont diverses : un livre duquel on n’arrive pas au bout, que l’on a oublié d’ouvrir, ou au contraire dont on ne se remet jamais. Rétrospectivement on peut aussi dire d’un ouvrage qu’il est paru trop tôt, et c’est seulement sa lecture postérieure qui en révèle tous les sens. Qu’est-ce qui explique que la parution de Book (9222) de Masanao Hirayama (Rollo press, 2022) n’ait pas occasionné de réaction critique ? Il ne nous appartient pas de le dire. Posons là ce constat, avant de mettre fin au silence.

Book (9222) est un petit et épais volume. Son apparente simplicité visuelle est ce qui fait toute sa discrétion. De la couverture au dos, l’élément le plus saillant est peut-être le code-barre en quatrième de couverture. Titre et auteur sont sur la première de couverture, mais d’une présence légère, presque effacés. La première partie du titre annonce le caractère autoréférentiel du récit – tel qu’on peut l’attendre d’un livre titré Livre… –, et la seconde donne entre parenthèses le mystérieux tétragramme dont on n’aura de cesse de chercher à déceler le sens tout au long de la lecture.

Ce qui saute tout de suite aux yeux est la matière verbale qui se trouve dans un état rarement atteint, comme si des langues se présentaient simultanément les unes par-dessus les autres. Un tel ouvrage se pose comme une énigme de lecture relevant immédiatement le problème de sa traduction. Malgré l’étrangèreté manifeste de ces mots alignés en phrases superposés en alinéas comprimés en chapitres, le déchiffrage opère avec une étonnante facilité ! Mais pour lire quoi ? Quels personnages ? Quel cadre temporel ? Quel contexte historique et géographique ? Quelle(s) problématique(s) ? Résumer Book (9222) est aussi risqué qu’inutile. Les mauvaises langues tacleront, citant Feydeau, « à celles [et ceux] qui ne comprennent pas, ça ne leur apprend pas grand’chose, et à celles [et ceux] qui comprennent, ça ne leur apprend rien du tout. » (Un fil à la patte, I, 10). Plus sérieusement, la lecture et la non-lecture sont les sujets de ce livre qui en contient en puissance beaucoup d’autres. Épargnions à nos lectrices et lecteurs la laborieuse liste qu’ils constituent… nous leur laissons le plaisir de les découvrir par elleux-mêmes.

Sans le résumer, voilà ce que l’on peut toutefois dire de Books (9222). Au fil des cinq chapitres se déroule une langue tout du long tenue avec la même intensité. La rapidité de l’écriture, tant lisible que visible, est ce qui confère à la narration son caractère cru. L’adjectif d’authentique semble de prime abord lui convenir, mais l’entrée progressive dans cet univers fait naître la troublante l’impression de simulacre. D’abord subtilement instillée, cette sourde sensation s’impose au fur et à mesure jusqu’à faire définitivement basculer la grille de lecture. Et il y a de quoi être dérouté par cette prose qui a parfois des allures de vers ; par ces dialogues qui virent au bavardage ou à la cacophonie ; par le style autobiographique entrecoupé de considérations philosophiques, scientifique ou artistique ; par l’hétérogénéité des genres qui se succèdent (roman épistolaire, de science-fiction, théâtre, essai, aphorisme, etc.). Toute cette agitation confinée dans de sobres lignes.

Le nombre impair des chapitres permet d’articuler le dispositif autour d’un bloc central. La structure du livre est ainsi redoutablement pensée, bien que la mise en page – autre choix de l’éditeur – déroute quelque peu. En effet, à chaque début de chapitre, on ne trouve pas de retrait du texte en tête de belle page. Cela peut provoquer cette impression d’étouffement, et perturber la compréhension de la structure elle-même… Le lecteur passe d’un chapitre à l’autre presque sans s’en rendre compte !

Autre choix radical, cette prose haletante est présentée sans folio. Aucun repère tout au long de la lecture, excepté celui d’un marque-page en lequel le lecteur verra peut-être une bouée de sauvetage. Le dessin qui l’orne invite à vivre l’avancement du récit comme « un long sommeil sans rêves »*. Ainsi Book (9222) porte en lui plusieurs traits d’une nuit qu’il figure… jusqu’à provoquer l’endormissement du lecteur ? Lire Book (9222) procure en effet un certain étourdissement qui s’abat à chaque page. Une émotion qui capte l’attention sans pour autant provoquer de malaise.

C’est la pratique de la lecture qu’il défie en se présentant comme l’allégorie du livre illisible. Comme tous les livres ambitieux, il pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses ! Se donnant comme une épreuve doublée d’une énigme, il est de ces textes dont la lecture transporte dans l’inconnue dimension.