Lettre ouverte à Anne Malaprade par Didier Cahen
Beaux et forts moments, ma chère Anne, passés avec toi, ton livre, cette « parole, personne », à entendre aussi bien sans virgule et dans tous les renversements ! Quelle énergie, dirait Antoine Emaz ! Quelle force singulière, indomptable mais transmise, transperçante, extractrice. Les phrases vont loin, très loin, fouillent ta mémoire mais aussi la mémoire collective. On suit avec étonnement cette envolée finalement très lyrique au cœur du sans-fond, si j’ose nommer ainsi ce qui reste quand on a coupé tous les fils ; cet hyper-lyrisme a pu, parfois, me rappeler celui d’Anne-Marie Albiach. Les raisons de cette « inconduite » sont multiples, exposées et s’adressent très discrètement dans l’enchaînement des mots ; on en a un premier aperçu dans les titres de tes 19 « séries » : genèse des femmes, les enfants herbes sages ou l’accident de lecture... Pourtant tout reste ouvert, c’est cela aussi le vrai miracle du livre, comme en suspens, comme s’il fallait aussi apprendre à s’accorder à l’impulsion du sens et à son implosion ; toute la part musicale, en somme. Et puis, comment ne pas suivre d’abord la saga familiale (mais pas une histoire de famille, et c’est très bien ainsi), l’histoire de toutes les femmes en une, ... en l’autre : les je sont traqués, troqués, modelés à satiété, mais jamais saturés. Tout cela « under control », malgré les déchirements !
Alors, bien sûr, chacun aura probablement sa préférence... Tu l’imagines, je me suis senti de plain-pied avec « Tirage, expiration », cette deuxième moitié du livre - la « version poésie » dis-tu - admirable de concision, de discrétion, de concrétion, d’insolitude ; et me suis senti un peu plus « excentré » avec « Négatif, inspiration »... Pourquoi ? Probablement parce que j’ai eu parfois du mal à reprendre ma respiration tant la tension y est forte, l’air (parfois) irrespirable. Mais ça ne concerne ici que le lecteur tristement défaillant que je suis ... Et probablement, ma façon bien trop désordonnée de rentrer dans l’enivrant récit qui (dé)compose toute la première partie du livre. Comment se confronter à de tels enchaînements : « Les filles fatales. Eclat, meurtre comprimé en sous-sol, dans la cuisine les couteaux sont bien plus nombreux que les convives. »
Je suis avec admiration ton parcours de livre en livre ; l’œuvre se construit. C’est très beau, très fort, habité et parlant au-delà de toutes les grilles ou griffes de parole...