Dire ouf de Frédéric Forte par Jean-Paul Gavard-Perret
Frédéric Forte ou la poésie instrumentale
Forte a découvert les Exercices de style de Raymond Queneau en classe de 5e. Et il garda dès lors le souvenir très net de l’« Oulipo » découvert à cette occasion dans un manuel scolaire. Il en est devenu membre en 2005. Ses initiales sont aussi celles de « formes fixes » dont il aime explorer les potentialités, qu’elles soient issues des traditions poétiques ou inventées par son groupuscule. Il est notamment l’inventeur entre autres de l’opéra-minute et de la petite morale élémentaire portative.
Son ancien métier de disquaire n’est pas sans résonance dans nombre de ses livres : de Discographie (2002) à Dire Ouf dont le titre est trompeur. Il est une francisation sonore du nom du groupe de rock « Deerhoof » (« sabot de cerf » ) dont le style va de la quasi bluette pop à l’expérimentation sonore. Bref le groupe est l’équivalent musical des Oulipiens. Chaque album est pour les Américains non une réplique du précédent mais un nouveau virage. Frédéric Forte pratique de même dans chacun de ses textes selon une ambivalence louable, celle du refus et de l'acceptation. Et il est plutôt rare que ces deux options soient mises en œuvre à la fois et sans duperie. Mais pour le poète et dans cette ambivalence, il s’agit, puisque le monde existe et que nous en sommes, de voir quelle idée « Forte » peut nous soutenir, nous éclairer en découvrant une pensée qui se concrétise - pour trouver aux ambivalences une unité - par la langue en prison et en liberté.
Construit de formes très différentes dans les trois parties, le livre cultive rigueur et dégingandé, brièveté ou longueur, forme fixe ou folle (utilisant parfois les lyrics du groupe américain comme prétexte). Forte est donc fidèle à « l’Ouvroir » puisqu’une langue s’instruit en se faisant et se défaisant. En une suite de pièces hybrides les « imperfections » langagières mettent en scène des thèmes universels dans un art métaphorique très postmoderne où la poésie n’hésite pas à prendre des sentiers battus ou un radicalisme brut.
La notion de « cerf » implicitement induite par le titre permet entre autre le mixage faussement rococo de l’animal et de l’humain. Entre jeu de sons, mots et choses Forte déforme la langue dans ses combinatoires qui ressemblent parfois à des performances. Chaque partie de « Dire Ouf » est une scène. Et l’écriture y devient aussi conceptuelle que sensible. Elle est à proprement parler un Instrument : la petite table d’écriture blanche se double d’une caisse de résonance. Le vers se double d’une ligne mélodique en syncope silhouettée par la bande-son des Deerhoof aux structures « métalliques ».
En trois occurrences Forte présente les pages détachées et noircies où percent parfois de petits trous. Plutôt que d’histoires le livre devient une géométrie qui rapproche de la littérature un temps musical se pliant volontiers aux procédés d'augmentation ou de diminuendo proportionnels portant sur les durées des notes d'un thème. Tout cela prouve combien la poésie se déroule à la fois dans le plan, dans l'espace mais également dans la dimension habitée par la musique : le temps.
Les formes dansent avec celles de la musique dans un rite incantatoire et un cérémonial aussi drôle que délétère. Le cerf ne se trouve plus sous son sabot (ou celui d’un cheval) mais dans la langue (armée au besoin de colonnes ou de vignettes) dont le poète restitue un fantôme vivant. Il y à là tout un jeu et une lutte aussi entre les esprits négateurs (qu’on accorde aux musiciens gothiques) et d’autres plus vivants. Une nouvelle fois le poète donne une vision profonde d’une création qui paradoxalement par l’humour métamorphose la langue dans la majesté de son art de présentation, poussée en parfaite rigueur comme en parfait dérèglement.