Yeux Noirs de Frédéric Boyer par Jean-Paul Gavard-Perret
Il existe deux façons de relire notre propre existence et de remonter en coques et cocons jusqu’à notre propre Eve : celle de la tentation, celle aussi de la peur. A son aspiration intime, son dépouillement absolu – du moins telle qu’elle fut en rêve. Si on demande ce qu’il en est de la manière choisie par Boyer on dira - sans répondre directement - que rien chez lui n’est laissé au-dehors de l’attention des sens et du sens.
Le narrateur ligature et marie des reliques comme des gris-gris de l’amour. Chaque montage fait se juxtaposer des mouvements de reflux et de flux. Tout navigue entre un deuil et un désir. La morphine-base de l’écriture apaise la douleur des amours défuntes mais sans l’effacer. Ce sont aussi les hématomes crochus de l’éternelle errance.
Dès la première Eve, que le narrateur prit pour sa semblable, sa noire sœur (à cause de ses yeux) fut le premier galet de son fleuve Amour. Les souvenirs la roulent, la patinent. Son regard muet est pourtant perceptible. Créer n’est plus produire du phlegmon mais de l’œuf. C’est re-montrer dans la femme ce qui ne put se dire et encore moins parler.
Le narrateur réinvente donc ses expériences au nom de la première afin de comprendre enfin comment le corps a de quoi exister et périr : ce n’est pas de l’idée mais du gigot de celluloïd. Donc pas forcément d’agnelle. D’où la densité émotionnelle d’une œuvre qui joue de ce quoi dont le corps est plein sans en chasser l’esprit afin que femme et homme ne vivent plus sans exister.
« Yeux noirs » (les premiers) ont donc enveloppé de leur soie le narrateur. Il ne la déchire pas ni ne l’embaume de linges. Mais ce corps de déesse reste ce qui s’agite avec des esprits aux os musculeux, des chaînes et des médailles. Le corps parfait ne se verra pas, ne se touchera pas. Nul ne peut dire s’il existe ou pas. Mais il est issu de tous les archétypes que les mâles ont inventé de peur de n’être qu’un souffle provisoire, un courant d’air de leur boîte crânienne aux orteils. Plutôt que de jouer avec les signes qui dopent l’esprit en des images votives, le narrateur les transforme en gouffres. Amers ou doux. C’est selon.
Le livre s’ouvre sur un espace interne. Pour le faire vivre le narrateur lui donne un autre corps. Innocent ? c’est possible. A moins qu’il arrête tout fluide. Des êtres dorment dans ce corps, ils germent dans le whisky de l’esprit avant de devenir théâtre de l’existence.