Peuples en larmes, peuples en armes de Georges Didi-Huberman par Jean-Paul Gavard-Perret

Les Parutions

30 mars
2016

Peuples en larmes, peuples en armes de Georges Didi-Huberman par Jean-Paul Gavard-Perret

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Dans « Peuples exposés, peuples figurants » - 4ème temps de L'Œil de l'histoire (2012 - ) Georges Didi-Huberman s’interrogeait déjà sur la manière dont les peuples sont représentés. La question lie esthétique et politique au moment où ceux-là n’ont jamais été autant exposés. Tous subissent une « sous-exposition » ou une « sur-exposition » sous le joug soit d’une mise en scène dans l’ombre de la censure soit par effet des strass et de starisation dont la clarté éblouit et aveugle. Dans les deux cas un « noir d’y voir » se met en place : les peuples semblent donc appelés à disparaître dans l’image qui leur est collée.

 A partir de l’injonctions de Walter Benjamin pour lequel une histoire ne vaut que si elle donne voix aux « sans noms », Didi Huberman porte son attention aux peuples représentés par la double propagande la plus vulgaire : celle d’une apologie de la violence ou à l’inverse celle de la compassion bourrée de pathos envers les opprimés. Le tout sous couvert d’angles de vue particuliers : ils servent les intérêts de ceux qui imposent leur mise en scène.

 Il y aurait - à ce propos et aujourd’hui - bien à dire sur toutes ces chaînes d’information en continu qui sous prétexte d’informer, se nourrissent de la victimisation tout en offrant aux terroristes une superbe chambre d’écho. On attend que Didi-Huberman revisite de telles pratiques où l’acte d’image ne rime jamais avec l’activité critique ou un travail de la pensée.

 Dans son premier tome de L’Œil de l’histoire, il tenta d’analyser les procédures concrètes et les choix théoriques de Bertolt Brecht sur la guerre. Celui-ci avait découpé, collé, remonté et commenté un grand nombre de documents visuels sur la Seconde Guerre mondiale. Néanmoins ce que Didi Huberman appela la connaissance par les montages (qui ferait office d’alternative au savoir historique standard dans une composition poétique) n’était pas exempt de « prises de parti ». Elles révèlent bien des amnésies volontaires d’où le marxisme sortait étrangement blanchi. Preuve que la notion de critique chère à Adorno et héritée des Lumières n’est pas sans ignorance inconsciente ou non.

 Certes peu à peu Didi-Huberman a affiné le tir. Séparer le bon grain de l’ivraie ne va pas de soi et ne discrimine pas de manière duale avec d’un côté la vérité et de l’autre de mensonge. L’Histoire est toujours plus compliquée que cela d’autant qu’elle est le plus souvent écrite par les vainqueurs ou les « justes ». La geste critique reste souvent canonique ce qui revient à la réduire à rien. L’idéologie le sait comme elle sait le parti qu’elle peut tirer des émotions des images. On leur demande tout quand elle arrange et on leur refuse tout dans le cas inverse.

 Didi-Huberman montre dans son nouveau « chapitre » comment fonctionne le «marché aux pleurs » des émotions médiatisées. L’image émotive tue toute vérité de l’émotion comme l’image qui chante les héros détruit toute émotion de la vérité. Dans les deux cas il s’agit de couper court à une approche plus dialectique. Et pour l’illustrer l’auteur part d’une situation simple, archétypale et qu’Eisenstein avait scénarisé dans « Le Cuirassé Potemkine » : il suffit qu’un homme subisse une mort injuste et violente et que des femmes se rassemblent pour le pleurer, se lamenter et tout un peuple en larmes les rejoint.

 Par cet exemple Didi-Huberman fait un étrange procès à Barthes. Il lui reproche de n'avoir vu dans cette scène qu’une construction du pathos comme vulgaire et pitoyable. Or le sémiologue n’avait pas forcément tort. Certes Didi-Huberman appuie sa critique sous le prétexte qu’Eisenstein a su montrer et monter « une émotion qui sait dire nous et pas seulement je, un pathos qui n’est pas seulement subi mais se constitue en praxis ». Or Didi-Huberman semble oublier ici ce qu’il avait montré dès son première livre (« L’invention de l’hystérie »), à savoir que la plus simple image n’est jamais simple et qu’elle se retourne comme un gant.

 L’auteur reste donc un « produit » - certes critique mais produit tout de même - d’une idéologie dont il ne peut se défaire. Les « Soulèvements » qu’il ne cesse de produire dans son livre se heurtent aux murs de l’histoire et de l’idéologie. Si bien que son « exposition des peuples » en affrontant la question ne donne pas toujours des réponses pertinentes. En soulevant les images il arrive qu’il les envoie balader même s’il a le plus souvent – en dehors de sa série historique – l’intelligence de ne rien conclure, de ne rien clore dogmatiquement.

 Lorsqu’il analyse le « graphisme » poétique des images des peuples, Didi-Huberman reste sensible uniquement à certains types de soulèvements. Ceux qui surgissent comme des tempêtes ou des ouragans : insurrection parisienne, dans « Les Misérables », soulèvement humains de « La Grève » d’Eisenstein ou de « Soy Cuba » de Kalatozov. On préfèrera pourtant toujours à ces prestations idéologiques les formes qui leur échappent : pensons à Dada, à Duchamp et Man Ray qui pour soulever éventuellement les peuples ont d’abord élevé de la poussière. C’est peu diront certains. Mais une lente tempête de plumes peut préluder à bien des soulèvements et non seulement par « effet papillon ». Face aux peuples en armes et en larmes, il faut cultiver les images qui se détachent de leurs outils et de leurs affects. Didi-Huberman le sent, le sait mais néanmoins son livre laisse sur une faim comme s’il n’osait pas ici aller au bout de sa logique plus poétique que politique et demeure river à une position de principe dont il sait se dégager dans « Le génie du non lieu » ou dans « L’homme qui marchait dans la couleur ».

 

 

 

 

 

 

 

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