été 18 de Frédéric Forte par Emilien Chesnot
D’après Emmanuel Hocquard, il en va de la lecture comme de la pêche à la ligne : « vous pouvez rester des heures à ne rien prendre et soudain vous prenez quelque chose. » Simplement, il existe des livres dans lesquels, comme dans certaines rivières, ça « mord » plus qu’ailleurs. Peut-être s’agit-il, en premier lieu, des livres dont l’intérêt réside dans la surface, parce que ladite surface contient une profondeur insoupçonnée. C’est une question d’énigme, et donc d’évidence : comment faire un livre qui « comporte les clés de sa propre élucidation, sans rien céder sur l’énigme qui le fonde ? » (Xavier Person, à propos d’Hocquard).
Voici l’énigme qui fonde été 18, résumée par son auteur à la toute fin du livre : « je vois très bien aujourd’hui ce qui m’a poussé à me lancer dans cette expérience quotidienne : le besoin d’être, sans préméditation excessive, une saison durant et 24h/24, dans la poésie. » Et voici le programme que Frédéric Forte s’est choisi pour développer, amplifier, et ne rien céder sur cette énigme : « Entre le 21 juin et le 22 septembre 2018, chaque jour, avec des choses ramassées, […] j’ai fabriqué un poème. » Etant entendu qu’ « un programme, c’est une planche avec du vide autour ». Ou, plus précisément : « c’est une question de formatage ». Prenons ce « bois flotté », qui apparaît tel quel, à même sa dérive, dans le courant du texte. Il nous dit que les énoncés sont là, fragmentaires, calmes, simples. Il n’y a qu’à les ramasser et les assembler pour constater le trou qu’ils forment dans la page : ils font le vide autour d’eux.
(Parenthèse : Respecter l’énigme du poème devrait nous permettre non pas de la percer à jour, mais de l’amplifier jusqu’à ce que quelque chose d’elle devienne visible. Ce faisant, on n’applique pas quelque programme herméneutique exogène, en réponse au programme du texte : on chausse les énoncés comme autant de lentilles de contact (on se souvient de Proust). Car le programme d’été 18 implique que chaque énoncé soit pour le lecteur une manière d’être, et une manière d’être jetable.)
Tout d’abord, le lecteur constatera à quel point cela produit une très satisfaisante sensation de calme. La simplicité des énoncés est d’abord la simplicité avec laquelle on se les approprie, intensément et passagèrement. Frédéric Forte active la septième fonction du langage, celle du repos que ce dernier nous offre en réponse à sa propre frénésie de sens ou de vouloir-dire.
Les énoncés dont le livre est fait sont certes flottants, mais le recours à des variations typographiques nous permet d’en situer l’origine : en italique, on trouve les pensées de l’auteur, tandis que les guillemets rapportent au discours direct des paroles entendues. Des pointillés soulignent des phrases ou des mots comme autant d’hyperliens venus du web. Tout ceci procède « [en quelque sorte d’une esthétique du] collage », dans lequel « Les pièces sont tenues ensemble à l’aide d’autres pièces », « Le faire prenant le pas sur l’à-quoi-bon ». On est donc dans les parages d’une pratique de l’assemblage bricolé, dont l’enjeu est de réunir et faire consister, sans souci de donner à lire un tout narrativement articulé, achevé, et au final signifiant. Ce qui ne veut pas dire, on l’aura compris, qu’il n’y a rien à tirer de ce livre : c’est tout le contraire. Le texte, comme un ordinateur qui aurait pris vie, a d’ailleurs conscience de son programme et opère de fréquents retours méta sur lui-même, comme ici par exemple : « On peut aussi compter jusqu’à 5 / [oups ! la cuisine interne] » (les poèmes étant pour la plupart constitués de 5 vers ou énoncés). À l’instar de certaines pratiques sérielles, le poème accumule jusqu’à se poser la question de sa fin (« [on pourrait s’arrêter là] »), sans trop d’égards pour « l’a-quoi-bon » : « Entremêlés, les soldats en plastique forment un tas. / l’idée d’un recyclage / événement qui serait encore à venir ». Enfin, la question générique est posée, et le poème tranche vite. Il n’est « pas un journal non plus / D’ailleurs, ici la lumière est jaune. »
En effet, ce n’est pas un journal. C’est un assemblage biographique : tous les énoncés étant extraits de choses vues, lues, entendues, ou pensées, ils contiennent une charge biographique ramassée, mais coupée de ses racines (de son contexte). Du journal, le texte ne garde que le procédé de datation, mais nullement la volonté de continuité narrative, ni celle de dépeindre un contexte, ou des conditions de vie. Le biographique est réduit à l’état d’éclats re-présentés : ils viennent de la vie, mais ont subi un traitement de l’ordre du déplacement ready-made (en plus du traitement typographique, et de mise en page) qui permet de les présenter à nouveau, à bonne distance de leur auteur, sous une identité qui n’est plus strictement celle de Frédéric Forte, mais d’un été. La conclusion le dit : « ç’aura été ». C’est aussi bien dire que le passage du temps n’aura jamais le pouvoir d’effacer l’été 18 (Jankélévitch : « si la vie est éphémère, le fait d’avoir vécu une vie éphémère est un fait éternel ») que faire entendre une substantivation du verbe être. Le passé composé du verbe être figé en nom permet d’en dresser le portrait : voici ce qu’aura été cet été, de quoi il fut fait.
Or, il me semble que l’essence même du faire poétique a quelque chose à voir avec le passage du verbe être du passé composé vers sa substantivation en un été, c’est-à-dire en sa fixation éternelle sous forme d’une saison sans fin. Transport vers l’été, titre Wallace Stevens dans un livre récemment paru aux éditions Nous. Car faire, en poésie, implique de sauver ce qui aura été, et faire de la manière qui nous importe ici, c’est-à-dire assembler, c’est faire passer « sans discontinuer : le temps » vers le Temps, c’est-à-dire le fixer dans sa forme nominale ; sa forme intemporelle. L’été est un substantif instable, qui garde la trace du verbe qu’il fut, et photographie provisoirement l’être dans son état transitoire, son transport. À bien y regarder, cela pourrait véritablement être le nom du procès verbal éternel, celui qui revient sans cesse. L’été, c’est ce qui ne cesse d’avoir été, qui ne passe pas, qui nous hante, et cela a sans doute à voir avec le fait que c’est une période de vacance (du latin vacare, « être sans »). Ainsi, le projet de recollection anthologique tourne au projet de carte postale hantologique.
« celui-là plutôt qu’un autre » dit le tout début du texte, dans un poème daté du 21 juin. Ce n’est pas un hasard, ou un accident biographique, que le premier jour de l’été coïncide avec le début du projet poétique. L’un participe intrinsèquement de l’autre, tout comme la matière du langage participe de la structure du temps : « parcourant l’agenda / les formes seraient un véhicule pour voyager dans le temps / « grâce à l’excellente mémoire de la matière » ».