Nous allons perdre deux minutes de lumière, de Frédéric Forte par Emilien Chesnot
À la toute fin du dernier livre de Frédéric Forte, on peut lire, comme incidemment et une fois le texte proprement dit terminé, ceci : « Les deux premiers chants du poème ont paru dans la revue NZ#2 en 2018. » Le livre que nous venons de finir était donc un poème composé de chants. Un poème chanté ? Il m’a plutôt semblé, à la lecture, qu’il était murmuré ; psalmodié, peut-être, à voix très basse et sans effets de manche. La ponctuation est ferme, réduite à ses points finaux, les phrases débutent sans majuscules : « et cette nuit /un rêve. quelque chose qui n’aura pas lieu / se passe dans un endroit qui n’existe plus. » Le terme chant, qui m’intrigue, désigne d’abord une méthode de composition ; elle est le mode de division privilégié du poème, et obéit à une structure métrique particulière. Ici, comme souvent chez Frédéric Forte, nous avons affaire à un poème à forme fixe ; mais, comme souvent chez lui aussi, le poème s’affranchit des règles « traditionnelles » pour en respecter d’autres, qui sont propres au dispositif qu’il a choisi. En explorant sa méthode propre, une méthode permissive, c’est-à-dire choisie pour sa plasticité, l’auteur s’aide à « relever les / coïncidences », « à identifier / l’instant où le présent de la phrase bascule / dans le futur. l’autre jour au Supercoin L./ m’a parlé de monde perdu. »
Identifier le « monde perdu » dans lequel nous sommes immergés, voilà la tâche véritable de ces sept chants – qui composent donc une manière d’élégie. Ce faisant, le poème s’inscrit dans un genre avec lequel il garde une parenté lointaine ; pour résumer le dispositif choisi par Frédéric Forte, on dira que Nous allons perdre deux minutes de lumière est le dépli formel et thématique de sa phrase-titre, entendue au bulletin météo – soit la phrase prosaïque par excellence – mais aussi celle qui parle du temps qui semble, ici comme jamais, « out of joint » (selon le mot de Hamlet). C’est bien parce que cette phrase condense un réseau de signes, qui sont autant de directions potentielles pour qui sait les pressentir, que la dynamique d’écriture a pu commencer.
Or, de dynamique, il est constamment question ici. Rejets et contre-rejets se généralisent, le point ne parvient plus à interrompre le courant qui passe entre les différentes propositions : « malgré un arrêt au feu rouge les voitures / ne font que passer. de l’ombre et puis du soleil. ». Nous n’avons pas affaire à des alexandrins, mais plutôt à des phrases en vers de douze syllabes. Celles-ci s’emboîtent dans la catégorie métrique du vers, sans coïncider totalement avec du vers ; elles soufflent constamment un air de prose, comme la vie quotidienne – objet apparent du poème – que l’on dit justement « prosaïque ». Aucun vers ne s’annonce d’ailleurs comme tel à l’oreille ; le but recherché n’est pas l’euphonie du chant. Le texte le mentionne : « entre nous une sorte de chant diphonique », c’est-à-dire qu’entre vers et prose se chante un air particulier, dont le timbre est produit par l’union de leurs deux notes, de fréquences différentes.
Cette « diphonie » a pour effet collatéral de nous rappeler que le présent n’est vécu que dans la mesure où on lui invente une doublure artificielle, dont la structure imite les effets de désynchronisation ; dans la phrase qui suit, par exemple, la « coupe » fait littéralement apparaître ce qu’elle produit (« une orange ») : « la jeune/femme assise les yeux fermés sur une marche/d’escalier dans un couloir du métro à l’heure/de pointe tient dans ses deux mains jointes en coupe / une orange. »
Frédéric Forte invente sa doublure en poète ; d’autres le font en cinéastes, en peintres, en sportifs. Le faire en poète, cela implique de combiner une technique verbale (cette greffe de phrases prosaïques dans un corps métrique fantôme) et une pensée, pour parvenir à une diction (la figuration, dans le poème, d’une expérience) qui lui permette de se glisser tout entier dans cette doublure, au moment même où elle s’élabore, pour l’habiter pleinement, et l’animer. La pensée est ici flottante, libre, elle dérive sans fin parmi le « courrier glissé », les choses qui « parfois ne vont pas ». Et lorsqu’elle se condense – sur quelque motif, quelque accident biographique, un reflet de lumière ou un rêve – cela donne une phrase. Envisager la phrase comme fixation passagère d’une pensée suggère par métonymie l’importance d’une scène cachée, et donne à mesurer la taille des dimensions occultes de ce texte court.
C’est d’ailleurs tout le sens de la traduction de la phrase-titre en braille – où l’on peut voir un écho à une anecdote familiale aussi bien qu’un jeu de correspondance détectable dès la couverture, dans les sept points (trois gris, quatre bleus) qui surmontent le nom de l’éditeur, POL. Mais c’est l’occasion de nous rappeler que le sens que nous sollicitons le plus – la vue – peut-être considéré « comme / handicap. pourquoi pas. » Nos vies tiendraient alors du braille : chaque événement serait un point qu’il nous appartient de connecter aux autres pour former une configuration lisible – qui se déforme, cependant, à mesure qu’elle se vit. Nous serions donc en définitive aveugles à ce qui se trame sous nos yeux : « moi je ne vois rien », dit le narrateur.
C’est là une des clefs du savoir mélancolique, dont Frédéric Forte poursuit ici l’anatomie, notamment lors d’un très beau passage où l’on reconnaît la silhouette de Bernard Hœpffner : « et juste après avoir / terminé [perdre] j’apprends que B. a été / emporté par une vague tout au sud-ouest / du pays de Galles. […] anatomie de la mélancolie. des 2/disparaissent et d’autres se forment. » Mais cette mélancolie-là est dynamique, elle refuse le statisme du ressassement morbide : « on se / décale peu à peu dans le temps », « A. sortant de la salle de bain / me dit tu le vois bien que je change de coupe / chaque jour. retour du même et du différent. »
Si l’on ne discerne rien du présent, il faut absolument créer des micro-écarts, des effets de désynchronisation pour « voir » la carte se dessiner sous nos yeux. Frédéric Forte suggère quelques techniques, comme faire des phrases dont « le sujet […] est à géométrie variable. un/peu comme pour le jour avec la météo ». Mais aussi : méditer sur « une impression de déjà-vu », ou encore prendre « le TGV lancé à 300 / km/h » pour se prendre de vitesse, même si « Einstein raconte que si dans un train lancé / à la vitesse de la lumière quelqu’un / se déplace dans le sens de la marche même / en courant il ne pourra jamais dépasser / la vitesse de la lumière ». Chercher la limite, provoquer l’avenir : tout est là d’une mélancolie réussie, entre obsession des traces qui attestent une présence, recherche de l’écart juste et provocation de courts-circuits pour sentir le moment où le présent entre vraiment dans la phrase, et en fait une phrase vraie. Or la phrase vraie, celle où loge le présent, est un aperçu de l’avenir. Un art élégiaque, donc – mais d’un élégiaque tendu, dynamique, résolument « inverse ».
« ce matin / je n’arrive pas à séparer le temps de / la lumière. » C’est probablement parce qu’il allait lui donner l’occasion d’écrire ce genre de phrases que le titre Nous allons perdre deux minutes de lumière est apparu à Frédéric Forte comme une évidence radieuse pour ce livre. La devise ici n’est pas de représenter le temps comme un tout articulé, mais de travailler comme lui, à son image. Donc : de se confronter à son impossible représentation. Seule la tentative, sans cesse renouvelée, y parvient – dans une certaine mesure. D’où l’importance d’échouer en ce domaine pour produire des livres réussis.