Théo Robine-Langlois, Le Gabion par Emilien Chesnot
Au final, tout n’est qu’une question de justification. Il s’agit de réussir à faire passer, dans un même texte : un mode d’emploi de photocopieuse reproduit graphiquement et in extenso ; un échange de sms truffé de ce que l’on n’osera pas appeler des « fautes » ; et ceci, littéralement consigné page 16 :
« Blah ! Blah !
Blablablablabla ! Blalblablab
Blah ! Blah ! Blah !
Blablablablab ; blablabblabla […] »
Ce ne sont là que trois exemples, pris parmi d’autres à travers Le Gabion, livre que Théo Robine-Langlois a fait paraître cette année aux éditions After 8 Books. La merveille, ici, ce ne sont pas les « énormités » en elles-mêmes (le « blabla », tel que le texte semble ironiquement vouloir les désigner). Non : la merveille, c’est qu’elles apparaissent, à la lecture, parfaitement légitimes, motivées, justifiées. Preuve que ce n’est sans doute pas dans l’énoncé lui-même, pris isolément, que gît sa performativité, mais dans le sentiment d’évidence qu’il dégage en contexte : il faut créer un système, suffisamment permissif pour qu’il justifie toutes les irrégularités qu’il produit, et le faire dévier au moment où il risque de se clore sur lui-même. Tout cela repose au bout du compte sur l’institution d’une autorité, une voix d’auteur à laquelle se fier, de plus en plus – à mesure que ces opérations se répètent dans le texte. Théo Robine-Langlois parvient ici à gagner notre confiance, avec beaucoup de décontraction dans la plume (ou le clavier). Il semble presque s’amuser à fonder ainsi, et de manière répétée, les conditions d’une telle performativité du langage. Mais comment s’y prend-il ?
Le Gabion s’inscrit dans un genre, avec son histoire, ses codes, son appareillage théorique élaboré au fil des décennies, et ses révolutions ponctuelles : la science-fiction. Mais ce que le lecteur comprend vite, c’est que les attendus du genre seront, en même temps que satisfaits (c’est l’histoire du Gabion, un vaisseau-spatial dérivant dans l’espace et, en son sein, d’un extraterrestre collectionneur de photocopies), complètement pris pour prétexte. L’auteur en joue plus qu’il ne s’en déjoue ; la preuve, c’est ce fameux paragraphe « blablah » reproduit plus haut, qui est en fait la représentation d’un « murmure » qu’Anton (l’extraterrestre collectionneur) utilise pour masquer sa présence aux créatures malveillantes qui le pourchassent dans le vaisseau. Parmi ces créatures, les troupes de la Corpation, l’entreprise-gouvernement qui a la mainmise sur le Gabion.
On y voit déjà plus clair dans ce que cache ce « prétexte » lorsque l’on découvre que la première emprise de la Corpation se situe au niveau du langage. Ses lois sont celles de « la typo en ligne, la grammouze, la langue official, l’orthorègle, le stylé, les usages, les conventions, les carcans, la médiocrité sûre de sa bonne foi » – contre quoi s’érige le parler sans genre des habitants du vaisseau. C’est donc au fond une histoire de langue. Et de langue, il sera en effet partout question dans Le Gabion qui se présente comme l’instanciation d’un rapport au monde dans l’ordre de la fiction, mais aussi – et simultanément – dans l’ordre de la langue. C’est ainsi qu’à propos de son premier livre*. Théo Robine-Langlois avait pu dire, résumant par anticipation ce que je tente ici de formuler à propos du deuxième : « […] raconte une histoire, une histoire inquiète de sa forme, au point de la prendre pour principal sujet. » Cette boucle conceptuelle bien connue fait que, bien plus que d’y adhérer, une forme (les contours d’une langue travaillée) coupe pour y pénétrer une histoire (un fond, c’est-à-dire une toile de fond aussi bien qu’un substrat de fiction). Au final, la fiction, ainsi lardée de forme, expose la méthode que son auteur a utilisée pour l’écrire, et ce mouvement, pris dans son ensemble, décrit lui-même l’histoire d’un rapport au monde singulier.
Pour le résumer, je dirais volontiers et très banalement que c’est un rapport au monde d’écrivain, mais presque spécifiquement de poète. Ce qui implique que : 1) la langue est fortement érotisée (on pense à la scène de « partouze langagière » où les langues impures et bâtardes se mélangent presque pornographiquement) 2) les signes sont fétichisés (cf les « fétichitextes », curieux personnages qui traversent le livre) et sont détectables partout, en tant qu’ils sont chargés non pas de nommer des entités préexistantes mais d’ontologiquement participer à leur apparition dans le réel 3) ces signes fonctionnent en réseau dense et souple à la fois 4) ce réseau filtre et capture (souplement, donc) la fiction en train de s’écrire pour en exposer les fragments saillants (le livre est constitué de courts paragraphes de deux ou trois lignes, qui semblent flotter dans l’espace – parmi les astéroïdes et les logos reproduits graphiquement sur les pages – mais sont tenus, au bord du délitement, par leur mise en réseau). Ce qui distend ou motive le rapport des mots entre eux, c’est bien cette dynamique, ce jeu de question-réponse entre la lettre et le signe graphique (et l’on salue le remarquable travail de mise en page réalisé sur ce texte).
L’espace dans lequel dérive le Gabion et l’espace du livre, celui du Gabion, se superposeront dans un final surprenant, montrant qu’il n’est pas purement et simplement celui de la projection fictive ; après tout, ici, des logos dérivent aussi bien que des emblèmes de la pop culture (ainsi les Worms réchappés d’un jeu vidéo des années 2000). On en vient à penser que le théâtre de cette fiction pourrait être celui de la réalité dans laquelle nous avons pénétré en même temps que dans le paradigme du capitalisme tardif, une réalité teintée de néo-libéralisme et de langue managériale. L’espace de la page est celui des signes qui jouent à faire signe, c’est-à-dire à prendre leur rôle très au sérieux : le lecteur peut le détecter dès l’ouverture, où l’image d’un astéroïde dissimule – et remplace – le mot « astéroïde ». Sans cette littéralité, le tissu du livre s’effondrerait, puisque les signes sont les vraies coordonnées de ce lieu qui se donne pourtant pour de la science-fiction (où traditionnellement et par excellence, on s’attache à faire de la fiction au carré). On aurait ainsi avec Le Gabion un exemple nouveau et formellement très inventif de science-fiction littérale.
Et bien sûr, tout cela est réalisé en gardant son sang-froid et un sourire moqueur au coin des lèvres. On entendrait presque encore résonner à travers ces pages les derniers mots du précédent livre, le salvateur et puissant (car, j’y reviens, justifié) : « NIQUE TOUT ».
* […], éditions NOUS, 2016.