SPEED de Gabriel Gauthier par Emilien Chesnot
« comment se souvenir d’Olivia Speed de quoi va-t-elle / mourir de maladie ou d’accident va-t-elle disparaître en / mer en forêt en montagne ce sera difficile ». Voici Speed, le second livre de Gabriel Gauthier (après Simurgh & Simorgh, paru au Théâtre Typographique en 2016) qui commence, ou plutôt qui démarre. Car ce qui frappe d’emblée, c’est une caractéristique du vers – de sa coupe, plus précisément – qui s’avèrera une constante du livre : ça embraye vite. Et ça cascade tout autant. « en forêt en montagne ce sera difficile / de se rappeler le soleil s’incline la route / descend […] ». Ainsi, sans autre forme de procès, nous voilà embarqués dans le tambour de la machine à lessiver, à centrifuger, à essorer la poésie (et par extension le roman : « n’importe qui doit réveiller / le roman quelqu’un doit »).
Mais revenons au premier vers. Outre cette importante question de la coupe, un problème, nous l’avons vu, est posé ; et il semble posé aussi bien au narrateur qu’au lecteur : « comment se souvenir », « se souvenir d’Olivia Speed ». On sait que la poésie a traditionnellement partie liée avec la mémoire. Ses formes, ses dispositifs, sont avant tout un codage de mémoire. Ce codage a pour fonction d’ancrer le déroulement du poème dans l’esprit du lecteur pour que la figure aimée, par exemple, dont on célèbre la beauté ou regrette l’absence, ne disparaisse plus. Ici, outre que le personnage d’Olivia Speed échappe à toute détermination en amante, en sœur, en absente, ses aventures semblent constamment menacées de disparition, frappées d’oubli. Le texte le veut, et cela n’est pas sans rapport avec ce que nous avions brièvement dégagé de l’usage du vers de Gabriel Gauthier : tout va trop vite, rien ne se fixe, les images naissent et s’effacent aussitôt, venues de la coupe (par substitution rapide des sujets, par échange des fonctions grammaticales, par effet de surprise, par mise en suspens du sens) et enfuies par tous les bouts du vers. Le codage est malade, le programme s’emballe. Dans ces conditions, « comment », en effet, « se souvenir » ?
Par ailleurs, deux autres questions sont posées, curieusement imbriquées l’une dans l’autre. Détricotons. « de quoi va-t-elle / mourir ». Pour le savoir, lisons ce livre jusqu’au bout, tout en sachant qu’à la fin, « vous [aurez] lu comme moi l’histoire d’Olivia / je m’entête à refuser d’en raconter le dénouement ». Mais le vers dit autre chose, en contrebande : « comment se souvenir d’Olivia Speed de quoi va-t-elle ». De quoi va-t-elle, Olivia ? Qu’est-ce qui la fait aller, au travers de cette longue course contre la montre sur fond d’apocalypse ? La réponse est (dans) son nom : Speed, encore et toujours Speed, Olivia vit de la vitesse. En fait, Olivia est en vitesse. Speed est sa matière, son lieu, Speed est le nom de la méthode qu’a choisie Gabriel Gauthier pour comprendre et fabriquer sa vie en récit (« j’écrirai le plus vite et le mieux possible »), récit qui porte le nom de Speed. La boucle onomastique est bouclée.
Au passage, la discordance entre phrase et vers est portée à son point de rupture. On peut presque lire chaque ligne pour ce qu’elle est, et y trouver une image, un twist, une sensation (faites le test : « il fait froid et sombre la route est / barrée […] » ou plus loin : « elle est très maigre alors elle mange l’espace / contient tous les lieux elle lit la carte »). On peut aussi se laisser aller à dévaler les phrases, qui enjambent quasi-systématiquement la clôture du vers. Speed avance en articulant/désarticulant, liant/déliant, nouant/dénouant… en donnant toujours la sensation d’une liberté maximale à l’intérieur d’un réseau de contraintes, qui jouent d’ailleurs dans une forme elle-même fixe. En effet, chaque page présente un groupe de huit vers, qui comportent presque toujours huit mots chacun (hormis quelques exceptions, justifiées par l’effet recherché à la coupe). Ceci forme un récit qui transporte le vers, le ravit. Et ce que le vers lui-même transporte, ce sont précisément des articulations, des transitions : on ne compte plus les moments où des portes s’ouvrent, se ferment, où des voitures se garent, démarrent… On a l’impression d’un travelling en gros-plan permanent. Transition, travelling, ou transit, voyage. Car le vers de Gabriel Gauthier paraît emprunter ses ressources à la grammaire filmique, à une certaine grammaire filmique : celle des fictions pulp et pop, films à gros budget, séries B, films de genre. Or, cette grammaire, on la trouve depuis le XIXe siècle au moins dans les livres qui ont anticipé l’avènement du cinéma. Speed, dans son cadrage si particulier, pourrait n’avoir retenu de ses livres aînés – après nettoyage et décrassage –, que leurs phrases décrivant actions et enchaînements.
Cela dit, comme toujours ici, ce qui est décrit est effacé à même son inscription : « la vitesse fait son / travail élimine les détails ». Globalement, ce livre fonctionne comme un train, une voiture, ou une fusée lancée à la vitesse de la lumière dans l’espace : seul le trajet compte. Nous sommes en transport. Même si l’accident, l’arrêt sont la finalité du moyen de transport, la distribution téléologique du rapport entre moyen et fin semble ici redéfinie. On refuse de conclure, voire même d’envisager que l’on puisse conclure. Les fins de parcours se multiplient pour Olivia, comme ces crashs en série qui affectent le joueur de GTA (Grand Theft Auto) lorsqu’il sème le chaos dans la ville virtuelle à bord de son véhicule. Ce n’est pas grave : Olivia trouve toujours un moyen de s’enfuir, pour relancer la machine ailleurs, ou autrement. Quitte à tromper la vraisemblance.
Quitte, aussi, à tromper la grammaire, en lui faisant des rejetons dans le dos. Ici, par exemple, un complément se bouture en nouveau sujet : « elle remonte dans / sa vie cherche son avenir » (je souligne). Comme un joueur de bonneteau, un magicien à l’habileté sans failles, Gabriel Gauthier fait fonctionner son « truc », son art de la coupe, à fond. Le lecteur est mis face à sa défaite : on ne va jamais assez vite pour ce défilement dément. « le train met quarante-cinq heures à arriver ses pensées / s’évaporent ». Pendant ce temps là, « Olivia disparaît », puis, deux vers plus loin, « Olivia brille ». Olivia donne des signes, puisqu’elle en est un. Son nom fait signe. Et Speed, le livre, se donne pour la légende circonstanciée du signe « Olivia Speed ».
Quant au roman, qui se donne trop souvent encore pour finalité la constitution d’une histoire cohérente, correctement articulée, il ne peut rester de marbre face à ce qui, de Speed, lui arrive. De ce point de vue, la centrifugeuse du vers opère encore, elle est une nouvelle fois l’outil de la refonte : sous l’effet de sa vitesse, c’est l’union entre récit et histoire qui vole en éclats. Après passage dans la centrifugeuse Speed, le contenant et le contenu – les deux faces du ruban – se décollent et gagnent une curieuse autonomie. Il est désormais possible de regarder et d’interroger « la proximité / des événements » qui nous « sidère ». Alors, « le paysage est brisé », « le feu défonce la nuit », et au final « tout est pulvérisé, il n’y a plus rien / à discerner ». L’histoire, vieux télos du roman, est laissée sur le bas-côté, doublée à toute allure par le récit, car « les histoires font éclater la vie en événements / les histoires ce sont les choses qui vieillissent ».
Speed ou l’accident de la poésie et du roman, leur curieuse concaténation dans un crash spectaculaire. Il y a là, à l’œuvre, un jeu sur les oppositions conceptuelles classiques qui structurent discours poétique et romanesque, ayant pour effet de les glitcher : le livre travaille dans tous les interstices, fissurant la belle cohésion formelle et conceptuelle qui réunit les morceaux de la machine littéraire. On peut relire tous les livres au travers de celui-ci ; et le regarder agir comme un virus dans le programme « littérature.exe ».
PS : pour finir, je me permets une suggestion aux futurs lecteurs de ce livre. Essayez de le lire dans les parages de Définitif bob, d’Anne Portugal, autre texte qui voulait « tester les barres de résistance de la poésie ».