F.J. Ossang, FIN D'EMPIRE par Johan Grzelczyk
« Fin d’empire ». Ossang aurait aussi bien pu intituler son dernier ouvrage « La poésie, bilan et perspectives » mais il a préféré ne pas jouer le faux suspens et asséner sa conclusion d’entrée de jeu.
La poésie pour objet donc. Directement et à bras le corps.
Exit le poétique : la poésie en tant que telle. La poésie comme sujet, comme expérience du sujet. Celle de celui qui l’écrit. Un sujet qui se doit d’être éprouvé, mis à l’épreuve et ressenti de l’intérieur du corps qui l’incarne (« c’est quoi la matière du Poète ? »). Du corps ressentant, du corps évoluant, du corps déclinant aussi, nécessairement.
La poésie sous l’angle de l’auteur dont le corps - comme tout corps (celui du lecteur aussi) – s’observe par ailleurs décliner. Ne voit guère de remède à cette fatalité et peut-être même s’y complet. « Corps nihilistes » : de ce point de vue, la poésie est un échec. Ou, pour le moins, mise en échec.
Mais un échec nécessaire, une manière de vivre plus. D’incarner quelque chose qui résiste malgré tout au déclin (« on cherche trace de soi ») et qui le fait au travers de sa matérialité.
Il s’agit d’assumer le fait que la langue du poète en soit faite. Y participe pleinement :
Plus de mot, ni de salive au bord des lèvres - juste un poids, du plomb
dans le cœur, la pensée descend en apnée parmi les remous -
ces maelströms au sang lourd, épais, difficultueusement brassé par sa pompe -
goût d’anti-pensée, ROUGE de bouche, pour faire masse,
descendre dans la mine - fondre au cœur jusqu’au bout du sang
un sonar tonne, son écho tinte en bas les pulsions liquides -
lourdes, agitées
sang du Cœur - plus un mot mais du noir
un bord de lèvres
Plutôt que spiritualité éthérée, la poésie comme sang brassé, véhiculé par des mots incarnés.
Poésie de chair donc. Mais poésie de terre tout autant : poésie tellurique. Sinon proprement cosmique :
Les orages poursuivent si loin dans la baratte - la baratte démoniaque,
À éblouir les sondes, noyer du monde ce qui n’est encore vendu,
qu’à la fin l’on songe Révolution - poésie réelle, course de l’univers contre sa pente même,
formules inventées qui remontent - du secret assourdissant pour estourbir l’actuel, tout défaire à trac,
Combattre à mains nues le sort
fatum incongru pleuvant sur les glaces
Les corps, les astres, ailleurs les chiffres même : à l’évidence les mots ne suffisent pas. Pas à travers les usages qu’on leur connaît, qu’on leur reconnaît et qui sonnent creux :
Le vent tourne - la planète sonne - il fait orage.
La langue ne satisfait plus sinon dans un jeu d’excellence - perdue.
Histoire d’un empire qui se délite sans plaisir, craque,
cède par lambeaux
On y revient donc : grandeur et décadence d’un empire. Celui de la langue poétique. Comme de tout le reste d’ailleurs : « À présent c’est l’enfer », « La destinée crevouille »…
Pour autant, bien que corps défaillant au sein d’un monde déliquescent, l’auteur ne semble pas complètement impuissant. Visant son propre dépassement (« c’est un autre qui parle, qui doit parler depuis là-bas »), il opère un changement poétique de paradigme :
Envers du soleil - trouver l’éclair où nos êtres cuisent et façonnent
un monde à venir - de l’autre côté des mers
L’humanité commencera en brisant les seuils
Que le lecteur ne s’attende pas pour autant ici à un manifeste à visée programmatique.
« Retour au pays létal », tel pourrait être le slogan de cette étrange révolte. Qui dit assez bien une certaine propension à la désillusion. S’il reste quelque chose à faire en la matière, c’est précisément de faire (« La poésie est un Acte »). L’auteur n’en dira pas beaucoup plus car, en l’occurrence, plus serait (se) bercer d’illusions.
Faire donc. Se frotter à la matière comme manière d’être au monde et à la langue :
La Poésie ne doit rien – sa nature dispersée
relève d’une Part Maudite
qui déborde le temps, excède les sens – médit l’évidence
surprise à fleur d’eau – sonde quelle Dépense nous comprime hors de tout,
et supprime en Grand Tout
Avec « Fin d’empire », Ossang élabore ainsi une forme particulièrement retorse d’énoncé performatif. Son texte rumine et ressasse des paysages de fin du monde asphyxiés par des climats délétères en même temps qu’il démontre par là-même le bien-fondé de ce qu’il décrit comme résistance au déclin.
« La poésie décidément n’existe qu’en son acte ». Il s’agit par son truchement d’expérimenter des manières de demeurer au monde, de s’y manifester autrement et intensément. À corps et cause se sachant perdus, cependant.