Frédéric Dumond, erre, cosmographies par Johan Grzelczyk
Œuvrant depuis de nombreuses années au projet un peu fou consistant à écrire un texte-monde qui mobiliserait une bonne partie des quelques 7000 langues parlées sur la planète en s’attachant plus particulièrement aux plus rares et minoritaires d’entre elles, Frédéric Dumond vient de publier « erre, cosmographies » aux éditions art&fiction. S’inscrivant dans ce dispositif d’écriture poétique « dans la langue des autres » auquel il a choisi de donner l’appellation générique de « Glossolalie », « erre » fait ainsi suite au recueil « peut-être quelque chose » paru en 2014 chez maeltröm. Du reste, on retrouve parmi la centaine de textes réunis dans ce nouveau recueil quelques poèmes déjà parus dans ce précédent livre, dans des versions plus ou moins profondément remaniées.
Ce qui distingue en premier lieu « erre » de son prédécesseur, c’est avant tout la forme même prise par cette singulière édition. En effet, l’ouvrage se déplie à la manière d’un journal grand format. Bien plus qu’à un quotidien d’informations, c’est toutefois à un atlas que l’on songe en découvrant son contenu puisque chaque page dévoile une composition plastique grand format sur laquelle sont disposés un ou plusieurs poèmes distribués en constellations. Systématiquement présentés « en langue » ainsi que dans leur traduction française (puisque c’est bien dans cet ordre que le poète les écrit), les textes se déploient à la surface de formes et de couleurs évoquant des continents constitués de différentes zones géographiques, de reliefs et autres cours d’eau qu’ils viennent comme légender, ou plutôt habiter. Au lecteur de découvrir le sens de circulation qui lui convient au sein de ces constellations de mots en ket (de Sibérie centrale), en yuâga (de Nouvelle-Calédonie) ou encore en achuar (d’Amazonie) – ainsi qu’en français bien entendu - et ainsi de cheminer aux côtés de l’artiste-poète au cœur de ces cosmographies imaginaires ne renvoyant pas moins à des réalités et à des langues bien réelles.
Si, au premier abord, les mots semblent isolés les uns des autres (« cendre », « terre », « sable », « pluie », « sang »…), rapidement ils prennent place sur la page, forment des agrégats, se rassemblent pour constituer des fragments de vers que le regard du lecteur, circulant de points topographiques en coordonnées lexicales, apprend vite à assembler entre eux. Pour autant, l’écriture de Frédéric Dumond n’en conserve pas moins une dimension volontairement lacunaire trahissant son refus d’adopter une posture omnisciente. Ici le poète ne sait pas tout des évènements et phénomènes qu’il dépeint et décrit, il n’en est que le passeur. Un passeur tout à fait conscient par ailleurs du fait que les mots ne sont pas eux-mêmes en situation de tout dire, et cela quelle que soit leur langue : « avec la langue / tu traverses ce que tu vois / l’ombre du monde / est courbée autour des mots ».
Les mots disent beaucoup cependant. Ils témoignent notamment d’un monde où la pleine dépendance des espèces entre elles comme celle des êtres vivants avec leur environnement est une réalité originelle :
sur le chemin je suis
je suis oiseau noir à queue jaune
je suis genipa americana
plante de la teinture noire
sur le chemin je suis
je suis ce qui sert à empoisonner pour la pêche
je suis chérimolier
je suis conépate
sur le chemin je suis
je suis arbre à bouclier
Mais cette situation est révolue. La discorde règne dorénavant en lieu et place de la relative harmonie qui accompagnait l’interdépendance de chaque partie du grand tout. « erre » est le récit de cette décadence. Un récit aux allures de mythe antique à l’ère de l’anthropocène : « un jour / il y a peu / il y a eu chaleur / froid / partout / un changement formidable ».
De manière quasi rousseauiste, la catastrophe prend la forme d’une séparation de l’homme avec la nature et, partant, de l’homme avec lui-même :
avec le temps
je suis tombé ici
avant qu’ici ne soit
j’ai tout traversé
j’ai marché de pays en pays
le corps sans vie sans mouvement sans esprit
des vies
les vies des autres
d’autres vies se sont rencontrées en moi
le temps aujourd’hui est mort
quand je suis parti
le nom des choses est devenu gris
la pesanteur n’est pas la même
ici mon corps n’a pas son poids
il y a un espace entre moi et les choses
je suis ce que je ne vois plus
je suis comme si j’étais
Cataclysme, révolte de la nature, modifications climatiques, maladies, guerres, invasions, exodes... Pour celles et ceux à qui Frédéric Dumond donne la parole dans ses poèmes (et dans leurs langues), « l’effroi est à la mesure de la dispersion » et les scènes de désolation succèdent aux scènes de guerre : « ici c’est une bataille / après la guerre c’est une bataille continue / une bataille tout le temps ». Plus loin : « l’amitié des hommes s’est cassée lentement / des enfants sans force sortent des ventres froids / des ventres profonds des femmes sans force / sourds dans la lumière blanche ». Plus loin encore : « la peau des hommes va se détacher »… Et cette même question pour elles, pour eux, comme pour nous aussi sans aucun doute : « à partir d’où être quand on est ici » ?
On le voit, cette poésie que l’on a dite tout à l’heure volontairement fragmentaire se caractérise également par sa modestie. Le nom de quelques espèces et essences rares (sous nos latitudes) mis à part, le lexique est d’une sobriété totale. Les structures de phrase sont rudimentaires, la conjugaison des plus simples, la ponctuation inexistante. Parfois le poème prend la forme d’une simple énumération, d’autres fois d’un texte rituel, d’une incantation, d’une lamentation. Toujours s’en dégage cette fascinante impression qu’il n’est pas tout à fait de notre langue même lorsqu’il est écrit en français.
Bien que se contentant en apparence de nommer les choses (les couleurs, le climat, la nourriture, la faune, la flore...), les mots ainsi choisis et disposés renouent avec leur fonction magique. Ils réactivent ce qui peut être conçu comme étant l’essence même de la poésie, à savoir sa capacité à permettre l’accès par leur truchement à autre chose que ce qu’ils sont, à autre chose que ce qu’ils disent. Comme si une certaine forme de transcendance se dissimulait dans la manifestation de nos langues - ces mêmes langues que nous usons jusqu’à la corde dans l’usage prosaïque que nous en faisons quotidiennement -, et que le rôle du poète était de savoir l’en déloger pour la révéler. Tel est en tout cas le très grand mérite de cette poésie à la fois primitive et d’une modernité radicale que Frédéric Dumond sait si bien déployer sur les cartes de nos errances.