La Cité dolente de Laure Gauthier par Pascal Boulanger
Sur la page titre du livre de Laure Gauthier, comme sur la porte de l’Enfer de Dante, l’on va dans la cité dolente, on y accède en sept chants plus un avant-dernier chant, qui ne cessent de fixer le travail du négatif, d’en révéler les ruses et les violences.
La structure du livre, visuelle, élaborée, dépasse les clivages infondés entre prose et poésie et joue constamment sur le paradoxe du vivant, qui à peine né, est soit littéralement assassiné soit dépossédé de sa propre parole et de ses sensations.
Dans la cité aux anomalies masquées, combien d’êtres humains naissent sans jamais naître au monde et à eux-mêmes, combien sont marqués par une sorte de dialectique en arrêt, muets dans l’affairement du quotidien ?
Ces chants, à l’énonciation masculine, s’incarnent dans un personnage âgé, dont la femme décédée ne répond en rien à la Béatrice qui a sorti Dante de l’enfer. Il décide d’accomplir un retrait radical, dans un mouroir pour vieux, comme il en existe tant dans la clôture volontaire ou négociée :
J'irai m'oublier dans un mouroir
Voir de
Combien de vivre
Sont capables
Ceux qu’on dit en retrait
Son solipsisme éreinté (comme celui de nombreux personnages de Beckett) fait face au fiasco colossal d’une époque – la nôtre – dans laquelle la dévastation ronge le tissu moisi de la représentation sociale. C’est bien simple, mais encore faut-il le voir : dans le labyrinthe généralisé, on ne peut plus errer dans la ville, ça crie silencieusement de partout, ça communique bêtement dans l’industrie du crime, ça s’absente éternellement dans l’innommable, ça s’épuise sous la machinerie propagandiste des slogans et des néons, ça massacre l’enfance en coulis de framboise quand ce n’est pas dans un lave-linge, ça confirme enfin la faille originelle de l’être qui s’accroche en survie à la pantomime prostitutionnelle de tout ce qui fait lien et notamment lien familial.
Cette écriture nette, sans scories ni bavardage, fixe souverainement le négatif qui se manifeste dorénavant dans la parole restreinte, spectaculaire et dans les gestes réflexes. Et elle parvient, magistralement, à refonder des problématiques (celle du corps social, du corps intime, de l’être et du non-être) qu’occulte la poésie tiède. Ecrire pour Laure Gauthier, c’est être dans l’acte-observation, dans le bond hors du rang des meurtriers (Kafka) et c’est à travers ce regard d’exilé que nous parviennent les rumeurs et les déficiences d’une trame sociale qui n’est plus qu’une procédure de collage et de répétition dans laquelle se résigne la pensée adhésive. Or, quelque chose gémit au milieu du silence, quelque chose d’irreprésentable bascule dans le fait divers : le symptôme même du Mal et des rivalités mimétiques résonnant dans l’entonnoir à histoires :
On m’a mis l’entonnoir à histoires, ils m’ont fait avaler le cauchemar, je n’entends plus que le bruit du lave-linge. Et dire qu’il a survécu aux premiers tours. Où courir ? Et dire qu’il nous a regardés à travers le hublot, le concepteur de la machine n’a pas dû penser à cette éventualité, et dire que je parle et que l’eau du lavage a étouffé son dernier mot.
Laure Gauthier pense et écrit à côté, très loin de la gratification poétique en mode supplément d’âme. Le produit manufacturé du mastiqué plat ne la concerne pas. A l’inverse, jouant à mort le drame de vivre, son contre-discours en sait beaucoup sur l’art d’assassiner l’enfance des choses, autrement dit, sur l’art d’assassiner le génie, l’enfance retrouvée à volonté (Baudelaire). Il se déploie dans le labyrinthe truqué sur lequel se fonde l’imposture du spectacle, qui fait foi et légifère dans l’usage du faux.
Comme le chat se purge. Je bouffe du mot. Pour recracher l’amer. Je suis venu me pourlécher la peau. Maintenant, je finis de porter le costume, je fais sauter tous les revers, je ne grandirai plus.
J’écris sur l’envers des emballages
J’en suis à ingurgiter les pépins.