23 mars
2010
Trois livres de Pierre Le Coz par Pascal Boulanger
LE DIEU QUI PARLE
On a voulu clouer le Christ à la Croix, on nous a répété qu'il était bien mort, qu'il n'était plus question de s'ouvrir au très-haut, que les quatre consonnes - au temps douloureux de la détresse - ne faisaient plus entendre les anges. Et la déception est devenue pleine et dense comme l'enfer. Ne s'est-il pas toujours échappé, ce Dieu qui parle ? Et ce long exil, cet interminable retrait, cet incompréhensible silence, dont les apôtres eux-mêmes ont dû souffrir, que faut-il en penser ?
Enquêtes et rebondissements à travers la peinture, la littérature, l'histoire et la politique... Pierre le Coz remonte jusqu'à la source et passe, sans frémir, au-dessus du gouffre du temps et de l'espace que le départ du Christ inaugure. Dans ces trois denses volumes il montre que le christianisme marque une fin, non un retour, et que cet achèvement brise la structure circulaire et sacrificielle des religions Face à la violence sans recours du départ, Noli me tangere, un vide s'est ouvert qui nous expose à tous les vents de l'exil. C'est de cette profondeur inédite que se creuseront les catégories modernes d'espace et de temps.
Le « Noli me tangere » du Christ à Madeleine le matin de la Résurrection doit être entendu comme le commandement le plus formel fait par le dieu à ses suivants d'avoir à s'engager dans la profondeur que son départ va ouvrir, de ne pas tenter de le « retenir », lui, dernier corps sacré du monde, dernier centre, dernier temple. Dès lors aussi l'essence du péché change de base : son « fonds » sera désormais la tentation d'accumuler, de stocker tout l'étant pour se prémunir contre le gouffre (... ) l'argent, le travail, l'économie, l'art en mode kitsch, caractéristiques de nos sociétés, ne disent pas autre chose que ce refus de s'engager dans le gouffre (... )
En effet, la place vide de Dieu demande toujours à être occupée de nouveau : nouvelles idoles, nouvelles utopies, nouvelles croyances, nouvelles modernités et pourtant, la fameuse salve d'avenir que toute une génération d'écrivains progressistes nous chantait, et sur tous les tons, ne s'est-elle pas finalement vérifiée devant l'effondrement des preuves (René Char) ? Glissements oniriques, portes en trompe l'œil, engagements, religiosité (chez les surréalistes par exemple, la déesse femme / la déesse révolution) l'histoire occidentale c'est aussi cette occupation de l'espace par la totalité hégélienne et par les idéologies criminelles qui s'identifient à la temporalité et à la mondanité.
Et pourtant, la présence du divin croît à mesure que ce divin se retire. Ce sont le retrait et l'épiclèse qui sauvent de la croyance, jamais la terreur de la promiscuité. Le monde doit-il être envisagé comme site ou comme champ de bataille ? La figure de l'exilé (le Christ) est folie : Dieu a choisi ce qui est réputé folie aux yeux du monde (Saint Paul). Cette folie est celle de la parole qui s'affirme et se détache, se déploie et se dégage, en parlant. Pour Angelus Silesius, Dieu ne dit jamais que oui. Dans les notes précieuses sur Silesius, on lit que le « Ja » allemand est l'anaphore du nom de Dieu en hébreu : Yahvé, Dieu serait du côté de l'affirmation et d'une affirmation qui s'offre au néant qu'elle révèle. Pierre le Coz montre alors comment dans la peinture (Carpaccio, Vermeer, Greco, Rembrandt, Cézanne... ), chez les écrivains (Hölderlin, Shakespeare, Rimbaud, Kafka, Joyce, Proust, Céline... ) et parmi les penseurs questionnant notre modernité (Guy Debord, Jean-Claude Michéa... ) le christianisme a pu ouvrir la profondeur, c'est-à-dire le gouffre sous-jacent au couple terre et ciel. Ce que l'auteur nomme la perspective métaphysique (celle inventée par le Quattrocento) accueille le séjour du Christ tout en intégrant son retrait, comme si la mort de Dieu était le moment nécessaire, à travers les arts, à son déploiement. L'espace demeure sacré et en même temps il est une mise en scène d'un retrait du sacré. C'est le Dieu lui-même qui s'enfuit dans le schéma perspectif et qui fait place à l'homme profane.
A l'homme profane et bien entendu à sa détresse et à son errance. « La mort de Dieu » qui n'est pas équivalente à son retrait, ne signifie pas que l'agapè passe hors-jeu mais indique le visage moderne de son insistance et de sa fidélité à travers son refoulement. A l'autorité disparue du Dieu enfui s'est substituée une autorité marquée par les illusions mortifères. Le but d'une félicité éternelle dans l'au-delà se change alors en celui du bonheur pour tous ici-bas. Or il faut laisser ce vide se faire entendre comme vide, sinon l'homme et les arts tombent au rang d'une valeur marchande. Le pillage systématique de la terre et de ses ressources se multiplie et l'accomplissement du meurtre de Dieu est le meurtre dévoilé dans toute son ampleur, le meurtre de masse que nous connaissons à l'ère de la technique. Dévastation, épuisement des réserves mondiales de matières premières... les sociétés modernes n'ont jamais été plus prospères, remarquait Jan Patocka, et jamais elles n'ont été plus déprimées et misérables. Une vie déchue est une vie qui se croit pleine tandis, qu'en vérité, elle se mutile et se vide.
Le Dieu chrétien s'est dépouillé de sa puissance - pour notre propre salut - et s'il dévoile le monde il ne le gouverne pas. C'est entendu : le centre est introuvable, le lien rompu. L'homme moderne est sans mémoire et sans dette. Ne reste plus que le présent seul, sans vœu, sans espérance. Faut-il, pour autant, déprécier la portée du Paraclet ? Confondre christianisme et nihilisme ? Le Christ instaure bien une économie d'abondance dans l'acquiescement à l'existence. C'est elle qui devrait nous permettre de tenir debout, au-dessus du gouffre du temps et de l'espace. Et c'est l'artiste qui enregistre et figure ce que le monde feint d'ignorer. Il porte les dieux, le Dieu, la terre, le ciel et les hommes et il les porte en leur donnant voix, relief, visage. Il s'agit de supporter le négatif, tel le premier homme au premier jour du mal. Un choc retentissant, un exil, une errance... et il faut se remettre en route, en écrivant ce qu'il en est des illusions, des embellissements et de nos voyages aveugles sur les terres qui nous étaient et qui nous sont toujours promises.
Si L'Europe et la profondeur parle du Dieu qui se retire, le Traité du même, en s'appuyant notamment sur les œuvres de Philippe K. Dick, insiste sur le Dieu qui se vide. Ce videment sur la Croix inaugure une nouvelle approche de la notion d'être. Et c'est à partir de cette confrontation entre deux conceptions du sujet que se dessine, d'après Pierre le Coz, un affrontement final - celui entre L'Empire et le Royaume, objet d'étude du troisième volume.
Ce dont on peut être déjà sûr et convaincu, c'est que désormais, partout où il y a affrontement, violence, usure, fatigue et souffrance, il y a aussi rivalité, d'essence ontologico-théologique, entre l'Empire et le Royaume.Le Christ ne nous avait-il pas prévenu ? Je ne suis pas venu apporter la paix mais la guerre. Pierre le Coz souligne alors que ce trait guerrier de l'époque moderne, l'irréconciabilité avérée de l'Empire et du Royaume, paradoxalement, c'est au dieu de douceur que nous le devons.
Ainsi, les Béatitudes constituent la seule philosophie politique du Royaume, la seule à pouvoir s'opposer efficacement à celle, moderne, inaugurée par la pensée de Machiavel.
On ne se délivre du mal que par une connaissance du mal et par un retournement, celui de la pratique de l'humilité, voilà une des grandes leçons à tirer des essais de Pierre le Coz, qui tous, en questionnant la révélation biblique, font événement à une époque de dévastation et d'attente.