La Conscience de Hubert Lucot par Catherine Pomparat
Approches
Ma traversée de La Conscience a duré 14 jours plus un matin tôt levée (du mercredi 2 au dimanche 13 novembre 2016). Ma lecture n’était pas à jour complet. Certaines fois elle s’essoufflait dès la première trouée. L’attente de la fin a donc duré environ deux semaines. Ce n’est rien relativement aux deux années (2010-2012) où H.L. attend l’exécution du verdict de mort annoncé de A.M.
À cet instant, ma lecture finissait. Un usager habitué de la ligne A s’assoie à côté de moi.
Il est cramé. Overdosée entre les vieux Blancs et les jeunes Noirs de la page 123, la surpopulation du tramway qui nous conduit à l’Hôpital ( non loin du crématorium qui m’obsède) froisse sous ses pieds le papier gribouillé pour ne pas oublier : « Rendre son importance à l’instant et jouer les prolongations. » La voix en sursis de l’assis a déchiffré ce qui est écrit.
À cet instant, je lis un livre qui avance. Les prolongations permettent un pénalty.
Une réminiscence de sensations déplace la surface de réparation. Un lion sort de la cage, il tire un coup franc. Il s’ensuit l’expression « ça avance à quoi si les buts sont marqués par des frappes sur balle arrêtée ? » Les coups trop tirés parlent tous à la fois. La Conscience n’a jamais eu plus nettement conscience de l’illisibilité des états. Ils parlent tous à la fois, le livre m’attend là.
À cet instant, les lettres capitales perdent la tête. Elles chantent l’amour ganté.
« But The Blame On Mame » sur une scène : les plans, les lumières, les cadrages, les ambiances, les milieux urbains ressuscités et les postures d’une nature dénaturée écrivent visiblement les positions changeantes d’un narrateur très fatigué. Dans ces décors, les moyens de transport sont des lieux stratégiques et non métaphoriques. La scène reconstituée ne retrouve jamais tout à fait les chemins suivis avec la femme aimée.
À cet instant, je ne sais plus à quelle page je me suis arrêtée.
Les pas d’une marche sur le sable mouillé continuent seuls à tracer les mille pieds d’un Arthropode forcément solitaire. Le son du cheminement annule la répétition alternée des vagues. Le vent déporte une chanson : « But The Blame On Mame Boy…» Un pétale vole de haut en bas. La grosse tête lisse d’un tramway fait naître le présent. Une écriture sans arrêt inscrit une activité syntaxique sans musique constituée.
À cet instant, une langue de terre apparaît. Le mot langue condense mon trouble.
Il est le plus souvent indiqué en haut. C’est lui qui est montré en contre-plongée en train de monter l’escalier. Sous les marches A.M. l’avait arrêté pour l’embrasser, ça pressait. Une fois, ils l’on fait sur le palier. La porte de la chambre restait insensible aux mouvements de la clé. Une tête a écrit en surface de terre cuite grisée l’impossibilité de baisser les jupes remontées.
À cet instant, une page écrite m’autorise à en parler. J’ Y étais.
La réalité quotidienne déplacée rencontre la vie vivante de ma trivialité. Ils avaient traversé la rue pour préciser le temps qu’il fait. Ils sont mouillés. L’autre vie pleure sans répit. La fixité des phrases leurre le mouvement du livre. Ma lecture avance et devance la mémoire de la femme perdue. Des mots retrouvés mal renseignés gaspillent le bien fait que la tête gravée [me] fait.
À cet instant, je vois la plasticité de ma lecture. Je lis APPROCHE sur une tête de terre cuite. [note 1]
Jusque là, la gare de Coutras appartenait à mon grand-père mort juste une rue derrière. Page 103 une dépigmentation congénitale blanchit la cascade du barrage de la Dronne. Ce dispositif permet aux poissons de remonter le courant. Le Bleu du ciel fond sous un banc. Renversement de Carnaval. Un pécheur immobile bouge interminablement le bouchon de ses sentiments.
À cet instant ma zone de reproduction atteint la voie des sensations.
Comme « la vie » le passage au je « est dur/e » pour tout le monde. Une fillette nue gèle sous des branches nues. Derrière des fagots de sarments une fumée crache une grillade d’alose. La chaleur domestique développe le bouquet d’oseilles jusqu’à la Place de la Mairie. Moi aussi je suis cramoisie : ma mère et mon père dansent ici. C’est le 14 juillet avant l’enrôlement involontaire qui fera déserter mon père.
À cet instant le poisson ne tient pas au ventre. Il aurait du être beurré.
Août 1957, la petite fille a six ans. Déjà quatre ans, la mort à l’Hôtel de la Gare. Dilution de La Conscience dans l’Hôtel l’A. Ce ne sont pas A.M. et L.H. qui changent la réalité, c’est l’irréalité-de-la-réalité de l’amour unique que j’épouserai. Un pont aberrant sur la Dronne me fait passer de l’autre côté. Exercice tout à fait vain : sans me voir, sur la rive opposée la femme attend le retour de l’homme aimé.
À cet instant, j’accueille le train de Paris avec une intense émotion.
L’Hôpital reçoit le livre qui avance. Dans le train, bus, tram […] dans la chambre où j’étouffe l’excès de feu finit de brûler mon manque de corps déjà éteint. Corps gris sur lit de fer si je mens je vais en enfer derniers instants de taches rouges. Les roses du vase pausent sur le chevet, plus de points tout se tait, devient raie, sillon, tranchée ouverte, plaie qui ne se fermera jamais.
À cet instant, Je parle en [t’] écrivant.
Faire tenir à ma façon une forme de tête écrite qui fait tenir des éléments de sens différents. Page 405, le livre s’arrêteavec une fraîcheur bienheureuse. Juste après (quasiment simultanément) me voilà devant une tête de terre cuite qui invente une langue sans son : Ma colère devient souffle / quitte les nuits / force me rend / affranchis /accompagne / attends [note 2] La matière du monde intérieur m’est donnée à regarder.
À cet instant, deux faits de conscience traversent la rue sans regarder.
Après tant d’années passées à essayer de déchiffrer ce qui se passe dans la tête des personnes aimées, le phrasé approprié apparait. Les visages effacés ne sont pas à lire mais à éprouver de l’intérieur tels les faits de conscience sculptés en terre cuite gravée. La Conscience, le livre m’a singulièrement traversée.
À cet instant, le vieux couple a traversé. Approche
note 1 : Site Emmanuel Aragon
http://www.emmanuelaragon.fr/installations/DesVisages.html
Exposition APPROCHE
note 2 : http://www.emmanuelaragon.fr/transcriptions/DesVisages.html