Rien à cette magie de Suzanne Doppelt par Catherine Pomparat
un beau secret partagé,
chaque page est un poème,
en vue d’y voir plus clair,
chaque page est un poème,
une drôle d’affaire,
chaque page est un poème,
car il s’agit deux ou trois fois au moins de répéter ce qui le mérite.
Jean-Siméon Chardin réalise trois fois Les Bulles de savon dans l’espace temporel de deux ans (1733-1734), il peint dans l’espace physique d’un tableau (63 x 61 cm), à la manière non maniérée, un certain arrangement de figures, de formes et un fond plutôt obscur sans décor ni caractère.
à l’UT PICTURA POESIS de chaque page,
à cette magie, il suffit d’une petite bulle, et vogue le regard
qui ne s’en tient pas au visible
qui voit tout ce qu’il regarde
qui voit tout ce qu’il écrit,
qui donne à lire les textes comme des images.
Certaines pages sont des images (au sens iconographique),
des curiosités géométriques hantent l’espace.
Parfois, une « écriture-figure » tend à se « retraduire », de manière plus ou moins déformée, à l’imitation de la nature formant les cubes, les cercles et les triangles,
dans l’espace non paginé du livre dont chaque feuillet fait support et format.
Plus qu’un ressassement de l’« écrire-et-dessiner-identiques-en-leur-fond », le livre de poèmes dessine, peint —ou ici à la lettre photographie— un « absorbement » : selon Littré, « état d’une âme occupée entièrement ».
Parfois, une écriture italique figure autrement, isolée sur une page, par fragments de bas de page détachés des autres versets, la scène écrite : un jeune garçon disposé derrière un parapet fait une bulle de savon devant la tête dépassant du muret d’un petit garçon entièrement absorbé à regarder ce qui a lieu :
une scène fameuse on s’y amuse à tous les coups c’est
une très bonne aire de jeu un vent léger une douce rêverie
le temps y coule comme du miel les couleurs tombent une
à une, moi je n’ai nul fluide, vous savez des petits gars
font les malins sous l’œil sentimental du peintre
Le fluide émane des nécessités propres au médium pictural et à la substance d’écriture.
Chardin préférait les thèmes sans histoire ni chronique, des choses communes qui lui permettaient de regarder faire des humains occupés à leurs humbles activités journalières. Devant des matériaux visuels ordinaires et partagés, deux enfants silencieux sont absorbés par le jeu de souffler une bulle de savon toute ronde :
la terre est ronde comme un œuf de poule ou
d’autruche, un cercle imprécis dix-neuf fois moins
grand que la lune d’où un jeune homme est tombé
avec son double effronté, la jolie boule du monde,
c’est un modèle réduit, de toutes les figures la plus
semblable à elle-même (…)
Écrites dès l’incipit — ainsi sont-elles lues et interprétées : les « nécessités ».
une vraie fantasmagorie digne des plus grands imagiers.
Dans la forme, la matière et le contenu de l’expression langagière, un art poétique propre à Suzanne Doppelt, accomplit ici, avec Rien à cette magie, le secret miraculeux de « nécessiter la bulle ».
Tout l’œuvre écrit et photographié de l’artiste m’offre sans contrepartie depuis Lazy Suzie— à moi qui veux vraiment les voir et les lire, les conditions d’usage d’un langage et d’une langue appliquée (dans toutes les significations positives du verbe appliquer) aux tableaux.
Dans cet espace pictural, les limites de l’ « usage artiste » de la matière langagière me sont devenues familières. Lire l’art d’écrire qui circonscrit le livre Rien à cette magie me remplit de sentiments d’admiration, d’un émerveillement inouï de chaque instant, de chaque phrase lue, de chaque page… Comme j’aimerais savoir dire cet enchantement !
Une fois de plus, paraphraser chaque page qui est un poème est une impossibilité ou un geste parjure. Chaque mot usé pour faire commentaire voudrait immédiatement se taire et se faire pardonner d’avoir osé parler.
Le poème ne dit rien, Rien à cette magie.
Il dit ce qu’il dit en le disant comme il le dit, en regardant la bulle en face, en la voyant comme elle est :
la bulle de savon qui englobe le temps.
C’est en effet à travers cette inclusion matérielle que s’incorporent les deux jeunes garçons présents à la représentation, un spectacle assurément : la scène est soulignée par l’encadrement d’appui d’un muret ou d’un soubassement de fenêtre en pierres.
Sous les deux corps juvéniles, une seule forme de chance, d’anticipation et d’espérance éphémères est figurée.
Est-il bien « raisonnable » de croire que le temps d’une bulle dure longtemps ?
la bulle de savon est le globe.
C’est en effet de la maîtrise picturale de l’espace englobant que dépend l’atmosphère de la sphère qu’habitent les deux enfants. Ils ne peuvent comprendre cette compréhension qu’en y étant dedans. Ils connaissent qu’ils sont enfants. L’un des deux, qui est le plus grand, a prédit le jeu des bulles de savons. Il agit. L’autre, le plus petit, qui s’applique à voir, écoute le silence de la démonstration, de la drôle de leçon de choses, de l’extrême condensation du petit ballon d’essai si bien gonflé par l’air.
L’infans, privé de mots, croit-il à l’éternité d’une telle tension sans savoir son nom ?
la bulle de savon fait l’églogue.
C’est quelque chose de familier que Le Savon fait en lui-même mousser à la moindre expiration. Un léger spectre « veut se lier à l’air, grimpe à l’assaut du ciel… » Francis Ponge notait « une succession indéfinie de bulles », Suzanne Doppelt en saisit une qui sait comment tourne le vent : une plume, un oiseau, la physique des bulles et leur petit secret : Vanité.
Mais l’estomac des bulles, comme celui des poulpes, est étonnant tant il sait sans fin digérer l’encre ! Les yeux, juste au dessus du parapet, sont estomaqués.
il faudrait un bâton de pastel plus un œil bien aiguisé, le troisième au moins pour voir cette chose semblable au reflet d’un corps dans une glace
Insensible d’abord aux premières inflexions d’une oscillation, la bulle trace-t-elle une ligne muette à l’oblique ?
une forme est sur le point de se détacher et de traverser l’air à une vitesse incalculable avec son style chaque fois nouveau.
Les yeux de bulle ne crient pas, ne pleurent pas, ne parlent pas. Ils voient.
Tous les jours, des bulles éclatent pour avoir rencontré un éclat,
un faible éclat mais un
éclat quand même, car c’est l’air et la lumière qu’il
prend à la pointe de son pinceau ou à l’autre bout du
tube où se concentrent puis se replient le temps plus
l’espace en entier par son corps un bon conducteur
électrisé.
Et le tableau, il en est là.
Soustrayant la fragilité du tube mouillé, la paille souffle un air sacré.
C’est le lieu de voir, de peindre, d’écrire, de lire, le moment, quand déjà l’attente est un acte, où le poème sort son air de ne pas y toucher.
Pourtant, ils sont des bouts des doigts, les yeux qui voient la chose.
Rien,
une bulle de savon,
deux enfants absorbés à la regarder avec son histoire sans parole et les images fantômes qui l’ont constituée… Vergesellschaftung en allemand.
Deux fois deux manières de voir et de faire et de dire et de lire… Doppelt en allemand.
Rien à cette magie, une diplopie qui remédie à la difficulté de dire l’écriture enchantée de beautés du livre éponyme publié par Suzanne Doppelt (qui paraît en librairie le 8 novembre 2018.)