Les courtes habitudes de Pierre Parlant par Arno Bertina

Les Parutions

05 déc.
2014

Les courtes habitudes de Pierre Parlant par Arno Bertina

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A LA FAÇON D’UN FAUVE EN PROSE

 

 

L’œuvre de Pierre Parlant a pris un nouveau tour au début de l’été avec la parution des Courtes habitudes.

Jusque-là, cette œuvre semblait faite de deux ensembles : à côté de livres comme Modèle habitacle[i], Régime de Jacopo[ii] et Pas de deux[iii] (des textes « consacrés à » ou « nourris par » la peinture, ou le rapport à l’image), on trouvait quantité de livres courts qui, s’ils mettent encore en jeu le regard, portent aussi sur des faits de langue, cherchant une phrase (juste ou rapide) ou sur la nécessité pour le poème de se porter au point d’incandescence de visions débarrassées de leurs cadres a priori (Précis de nos marqueurs mobiles[iv], Prenez le temps d’aller vite[v], etc.).

Sous-titré « Nietzsche à Nice », Les Courtes habitudes semblait inaugurer un troisième ensemble (où se retrouverait aussi Une cause dansée, un livre à paraitre sur Aby Warburg).

Mais à l’examen cette partition n’en est pas une et ces ensembles n’en font qu’un : chacun de ces livres se mesure à la peinture comme à ce médium qui naît du voir, ou donne à voir, éprouvant la perception (comme dans Le rapport signal-bruit[vi]) ou lui jetant un défi. Dans chacun de ces livres de poésie, l’écriture se mesure à cette effraction du sujet par ce qu’il perçoit, y cherchant un tranchant qui est toujours à affûter. L’œuvre de Pierre Parlant en est donc venue presque naturellement à convoquer ses héros : Pontormo, Duccio, Warburg… Et Nietzsche donc, qu’on rapproche toujours de la musique (Wagner, Bizet) mais dont la correspondance (et singulièrement ici celles de ses lettres qui auront été écrites à Nice) élabore une météorologie de l’écriture. Si Montesquieu voyait dans les climats la possibilité d’expliquer l’adéquation entre un territoire et un régime politique, le Nietzsche de Pierre Parlant aiguise ses perceptions au soleil de la côte d’Azur, tissant un lien entre marches, déménagements, pensées et forme poétique.

Et ces lettres (« une affaire qui ne m’est pas adressée ») sont, dans le texte de Pierre Parlant, presque invisibles. Quelques guillemets, quelques italiques, mais assez peu en somme. Les deux expériences (un hôtel à Nice dans les deux cas) se confondent, en fait, superposées, entremêlées (« J’y vois la preuve de l’existence d’un narrateur unique ») quand Parlant ne va pas plus loin, poussé par l’exemple du philosophe allemand à « afficher sa condition d’auteur indépendant ». Cette valse, cette hésitation ne change rien à la polarité du livre, conditionné par « l’insistance fragile / d’une aventure ». « Il me semble que je vais habiter ici / à peu près de la même façon qu’il écrit / ne plus connaître son adresse” ».

Cette horreur du domicile est en fait une propédeutique : « (…) il dit changer de quartier, de chambre, d’étage, de régime, / histoire de demeurer sensible aux variations » ; « il vaut mieux le savoir, la victoire s’organise ». Ce que Pierre Parlant trouve dans les lettres de Nietzsche, et l’historique de ces emménagements, c’est « l’aventure d’une vie rendue par éclairs à elle-même », c’est l’histoire d’un homme cherchant par tous les moyens « le point parfait de maturation et de succulence ». Se penchant sur cette matière pour amorcer son propre texte, Pierre Parlant s’inscrit dans ce vaste mouvement qui a soulevé la littérature française ces quinze ou vingt dernières années : la prose romanesque ou le poème n’hésitent plus à s’abâtardir au contact de référents assumés, de figures pleines de panaches ou dérisoires. Autant d’icônes que le texte rend à leur mouvement originel au lieu d’inviter à se prosterner devant elles, patinées par le temps et les touchi-toucha de leurs thuriféraires – c’est en tout cas ce que fait Pierre Parlant avec l’auteur du Zarathoustra dans ce livre court, un Nietzsche qu’il sert et utilise tout à la fois, donc ; un Nietzsche dressé contre Heidegger qui disait des philosophes qu’ils n’ont pas de biographie (et on devine là un bien suspect désir de dissimulation) ; un Nietzsche attentif – comme Pontormo, dont le journal et la peinture ont fait l’objet d’un autre livre de Pierre Parlant – aux moindres variations de lumière, de qualité de l’air : « il cherche les signes pour rendre compte » « d’un excédent d’état d’âme, d’une rareté et d’une nouveauté qui outrepassent toute norme. » Percevoir ces signes, écrit Pierre Parlant, « et cesser de se nuire / sont une seule et même chose ».

Mais le poète français va devoir inventer une forme capable de supporter ces « signes » et ces « éclairs ». Ce qui revient à s’éloigner le plus possible de cette grande forme molle, pernicieuse, qu’est la biographie ; par fidélité à l’éclair, il faut éviter que l’individu (Nietzsche en l’occurrence) devienne l’argument d’une narration (biographique) car ce type de récit fait à son objet, traditionnellement, une carapace semblable à toutes les autres, où le temps d’une vie se trouve réduit à une série d’anecdotes canalisées voire étranglées par les liens logiques. Il faut désarticuler toutes les connections mesquines, il faut un poème, en somme, et les raccourcis foudroyants et obscurs (ou aveuglants) qu’il s’autorise.

 

 



[i] Modèle habitacle, éditions Le Bleu du Ciel, 2003.

[ii] Régime de Jacopo, éditions Contre-Pied, 2009. Mais ces 40 pages publiées sont en fait un extrait d’un ensemble nettement plus important (encore à paraitre) Ma durée Pontormo.

[iii] Pas de deux, éditions MF, 2005.

[iv] Précis de nos marqueurs mobiles, éditions de l’Attente, 2006.

[v] Prenez le temps d’aller vite, éditions de l’Attente / Contre-Pied, 2004.

[vi] Le rapport signal-bruit, éditions Le Bleu du Ciel, 2006.

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