Bertrand Gaydon, Sonnets de la bêtise et de la paresse par Bertrand Degott
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Avec leur format, leur première de couverture et leurs deux angles arrondis, les livres de la collection « S!NG » dirigée par Pierre Vinclair tiennent du cahier d’écolier et du carnet d’écrivain. Le recueil de Bertrand Gaydon est à la fois l’un et l’autre : cahier d’écolier où l’auteur relate son essayage de la forme sonnet, carnet d’écrivain où lui et l’ingénieur qu’il est par ailleurs partagent leur amour de la littérature. Après les « Sonnets de la bêtise » et les « Sonnets de la paresse » vient une « Postface » remarquable moins par sa conformité aux lois du genre que pour la lucidité qu’y déploie l’auteur, tant concernant son entreprise — qu’il présente comme « un rite initiatique auto-infligé » (77) ou comme un « certificat d’aptitude à l’exercice de la poésie » (id.) — que sur ce qu’on peut nommer les différents états de la poésie.
Quand Gaydon donne ses 16 « Sonnets de la bêtise » comme un « Art poétique aporétique », ce n’est pas pour le seul plaisir du jeu de mots : c’est pro et contra qu’il y examine le sonnet sous ses diverses coutures, pro et contra qu’il en questionne les formes et les enjeux. On peut ne pas le prendre à la lettre lorsqu’il tient la « rimaille » pour « une ascèse à la con » (17), juge ses propres vers « archi-chiants » (24) ou déclare péremptoire : « Le sonnet est semblable au cheese-cake aux myrtilles » (11). Mais alors, conscient d’avancer en territoire d’aporie, on enveloppera dans la même méfiance des énoncés qui dans d’autres contextes nous eussent paru indiscutables : « La magie du sonnet tient à ce qu’il confère / Équilibre à l’ensemble en dépit des parties » (22). Libre à chacun, en somme, de se construire sa propre opinion ! Après son examen réflexif mais scolaire de l’outil, l’écrivain a cru bon d’en faire usage. Ainsi les 48 (= 3 x 16) « Sonnets de la paresse » commencent-ils par une ambitieuse méditation sur la manière dont on saisit et communique le sens. Notant combien ce dernier tend à se dérober, l’auteur en tire les conséquences : « J’écris donc au cas où » (35), « je ne sais pas où c’est, mais je vais y aller » (36). Or le sens se révèle d’autant plus fuyant qu’il s’est imposé tout d’abord avec intensité. La méditation monte ensuite en généralité, paradoxisant l’inconstance des choses et leur pérennité, l’identité et l’altérité (40), la mémoire et l’oubli (44). « J’habite Paris — disait Gaydon naguère à Clara Regy — après avoir vécu en Belgique, aux États-Unis, en Argentine et en Chine, pays où mon métier d’ingénieur m’a conduit et qui ont comblé mon goût du voyage et celui des littératures d’ailleurs. » Sa mémoire de poète est suffisamment cosmopolite, suffisamment imprégnée par les langues étrangères pour que certains des « Sonnets de la paresse » s’écrivent dans l’entrelacement au français d’une ou l’autre de ces langues : l’allemand à l’occasion d’une méditation romantique (43), l’italien pour la description d’une huile de Matisse (45), mais aussi le néerlandais (56), etc. S’il place ce dispositif sous le patronage de Nerval et de son « Desdichado » (79, n. 36) et l’explique par sa volonté de ralentir la lecture, il n’en est pas moins persuadé que « le sonnet se prête à l’apport d’un vocabulaire étranger, parce qu’il est incompréhensible, même écrit en français » (79). Citant et/ou traduisant, non seulement Dante en abondance, mais aussi Sophia de Mello Breyner Andresen (47), Eladia Blázquez (62), Hugo Claus (65) ou Juan Rulfo (66), le poète reconnaît qu’il ne nous simplifie pas la lecture. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes de ce recueil, que préoccupent tant la saisie et la transmission du sens, qu’il cède si volontiers aux séductions de l’obscurité.
Prenant acte des contraintes à la rime, Gaydon fait du sonnet une machine à déraper sur les mots, un instrument à produire des néologismes. C’est tantôt par déformation comique précicipe (15) et charbonnet (55), tantôt pour accroître l’obscurité aporien (32), aporème (35) et maraste (43) — lesquels ne se comprennent qu’à demi —, mais aussi gelse (46), sur lequel on continue de buter. Sans parler des calques de l’anglais (?) hyperphasie (38) ou de l’italien advoyer (39). En accord avec Aragon qui, en 1954, présentait le sonnet comme « une machine à penser », Gaydon saisit l’appareil pour mettre à l’épreuve les idées qui le traversent, pour « voir ce qu’elles ont dans le ventre » (77). Et de nous offrir ces idées, que nous pouvons recevoir comme de vraies réussites : « Les jours précisément qu’on voudrait oublier / sont ceux qui entre tous reviennent en mémoire » (32) ; « On ne voit que ce qui nous ressemble, ou alors / ce qui de nous diffère absolument » (34) ; « la fonction du poème est de lier ciel et terre » (72). Même si rien ne nous interdit de prétendre le contraire.
S’il était permis d’un peu causer boutique, on titillerait volontiers l’auteur sur sa représentation de l’hiatus à la césure (79, n. 35) ou sur l’emploi qu’il fait d’encor avant voyelle (10). En tout état de cause, il est inutile de le blâmer quant à la disposition des rimes dans ses sizains, loin des deux schémas canoniques, Peletier ou marotique : il va de soi que, pour lui, la tradition du sonnet ne se limite pas aux bornes étroites de l’hexagone. Mais c’est aussi, dit-il, qu’il faut « lacérer » le sonnet pour « se montrer moderne » (79). Même si l’on se demande d’où peut bien lui venir pareil souci, on jubile de le voir traiter Boileau de « vieil eunuque » (21) et déformer joyeusement le nom de nos premiers sonnettistes : « Aux sonnets de patraque, on dira : du balai » (19). Soucieux de « se montrer moderne » (c’est-à-dire de le paraître), le poète se reconnaît toutefois rattrapé par la langue et par l’histoire de la forme. Il a beau vouloir déglinguer le sonnet sous couleur de modernité, « la forme agi[t] comme un ressort de rappel [l]e renvoyant vers une langue spécifique au sonnet, une langue grave, précieuse, rhétorique » (77). N’est-ce pas surtout l’alexandrin qui lui fait, par exemple, antéposer le complément d’un verbe ou d’un nom : « si cette analogie tu agrées, chère Estelle » (74), « et de leur premier suc retrouver la saveur » (60) ; l’ellipse de l’article, elle aussi, lui permet quelquefois de retomber sur ses pieds : « on dégote sans mal excuse à la folie » (56).
Sans doute le pire cadeau qu’on pourrait faire à Gaydon serait de le prendre uniment au sérieux. Lui-même perçoit que la part de jeu indissociable de toute écriture à contraintes ne s’impose pas moins lorsqu’on s’interroge sur ces contraintes. « J’ai aussi découvert à cette occasion qu’écrire des sonnets pouvait être très distrayant » (80). Gardons alors l’image d’un poète qui se dit lui-même — dans l’entretien déjà cité de Terre à Ciel, avec Clara Regy — « fasciné par les formes classiques, notamment le sonnet » : l’événement est assez rare pour qu’il mérite d’être signalé. Non moins évidents sont, chez ledit poète, son goût du paradoxe et de l’aporie, sa passion pour les vertiges de la pensée.
Le lecteur qu’intéresseraient également les choses vues et vécues (ou celles qu’on veut bien lui donner pour telles) appréciera ici le souvenir tout en détails de « la maison d’été // des enfants sourds » (28), là cette anecdote où le sujet poétique fait état d’une propension à se tromper d’étage et à entrer dans des appartements qui ressemblent et diffèrent du sien, anecdote finissant en apologue par des proverbes : « Quand on aime le monde on veut être partout ; / quand on aime la vie, on veut être plusieurs » (64). On se réjouit enfin de trouver, une fois passée la pensée paradoxale et provocatrice, des analogies qui restaurent la sensation perdue :
et il se pourrait bien qu’on ne comprenne un mot
qu’au moment où il a cessé d’être en usage.
Il devient ce lavoir à l’entrée du hameau,
ce monument aux morts au milieu du village. (67)