DELEUZE MEMORIES,  Frank Smith par Christian Désagulier

 

Frank Smith et son éditeur ont souhaité publier cet ouvrage pour marquer l'année du centenaire de la naissance de Gilles Deleuze (1925-1995).

 

Deleuze memories est une déclinaison de la manière générique de Frank Smith, laquelle se situe entre, sur une main Témoignage  de Charles Reznikoff dont Smith revendique l’influence-source de tous ses livres (cf. Testimony un fragment traduit par Jacques Roubaud publié en 1981 et par Marc Cholodenko en intégralité et publié en 2012, les deux livres parus chez P.O.L), et de l’autre main l’intégration a-stylistique de L'écriture sans écriture de Kenneth Goldsmith (cf. Uncreative writing traduit par François Bon et publié par Jean Boîte en 2018).

 

En dépit des apparences, la forme de ce livre ne rompt pas avec les ouvrages précédents de Frank Smith, Gaza, d'ici-là paru aux Presses du réel en 2013 et Syrie, l'invention de la guerre paru chez Lanskine en 2023, pour n'en citer que quelques-uns, où l'auteur ajoute un courage politique fondé sur les tragédies contemporaines au risque  de malentendus, n’hésitant pas à joindre le geste métaphorique à la parole comme de se faire enrouler dans une plaque de plomb à l’issue d’une lecture de Gaza d’ici-là au Point FMR le 14 janvier 2013, lecture initialement prévue à la Fondation Cartier), en performer-reporter tragique du réel, la bandoulière de l’appareil littéraire à l’épaule, la goupille de la caméra vidéo-stylo passée par l’annulaire.

 

Frank Smith emprunterait une fois encore un véhicule poétique et poéthique qui nous ferait tourner à sa poursuite numérique sur la piste de la pensée elliptique de Gilles Deleuze, au système d’entraînement conçu pour une sorte de visitation centrifuge polysémique, a contrario de la pensée psittaciste et ipséiste, centripète non galiléenne, pour employer des mots savants, une pensée fictive, futile, aux amortisseurs rhétoriques accomplis : e pur si muove...

 

J'ai lu ce livre comme un cahier de textes et pour joindre la pratique à la théorie, j'en ai découpé pour ma part la tranche d’onglets numérotés par groupes de (10 - x . y) propositions, jusqu'à la proposition 50 sur la pente de laquelle Frank Smith s’immobilise, tient l’équilibre sur les deux roues d’un "Ou bien... ou bien" kierkegaardien...

 

" Le penseur est heureux quand il n'a plus le choix que d'être vivant. (- cf. 1)"

 

Frank Smith confirme ainsi qu'il est un épigone des philosophes en Z, comme Leibnitz et Spinoza et de ceux en W comme Whitehead et Wittgenstein, ne serait-ce que par la numérotation reprenant celle du Tractatus Logico-philosophicus qui a fait florès en ce que de telles suites ainsi numérotées ont de démonstratif, d’inéluctable, dont la proposition 3.001 de Ludwig Wittgentein résume selon moi s’il était possible tout le Traité, une proposition qui m’a aidé à vivre et continue :

 

3.001 « Ein Sachverhalt ist denkbar » heisst : Wir konnen uns ein Bild von ihm machen.

(« Un état de chose est pensable » signifie : nous pouvons en faire une image. )

 

J'aime personnellement, psittacisme et ipséité toujours, substituer à image / Bild, le sens de tableau, « Un état de chose est pensable » signifie : nous pouvons en faire un tableau, pictural à l’évidence mais alphanumérique aussi, celui du tableau de vérité commutatif sachant que Vrai et Vrai est Vrai mais que Vrai et Faux est Faux, une maxime à garder présente à l’esprit maintenant que l’Intelligence Artificielle Générative envahit nos vies…

 

Je veux laisser ici le dernier mot à Gilles Deleuze auquel le beau petit livre jaune de Frank Smith rend hommage :

 

"... Je voudrais dire ce que c'est qu'un style. C'est la propriété de ceux dont on dit d'habitude 'ils n'ont pas de style'. Ce n'est pas une structure signifiante, ni une organisation réfléchie, ni une inspiration spontanée, ni une orchestration, ni une petite musique. C'est un agencement, un agencement d'énonciations. Un style, c'est arriver à bégayer dans sa propre langue..." (DIALOGUES, Gilles Deleuze & Claire Parnet, Flammarion, 1996).