Un amour, de Christophe Manon par Yves Boudier
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Ni le premier, ni le dernier : Un amour. Non pas l’amour, avec un grand L’, mais dans la solitude et la banalité paradoxale du déterminant indéfini, Un amour, comme parmi… Quoi de plus attendu il est vrai que de parler amour en poésie, jamais une fois pour toutes, mais sur le mode de l’éternel commencement et recommencement jouant des formes et des styles, s’écrivant du poème à la vocifération performée, de la chanson à la confidence intime.
Ainsi, qu’est-ce qui peut bien retenir l’attention dans ces très brèves pages (douze courtes séquences) d’un Christophe Manon qui ose le titre le plus attendu, Un amour ? L’écriture, sa qualité singulière, voilà ce qui retient, ce qui fait émotion dans ces fragments de discours sur l’amour, en amour, comme en un pays cythéréen. Une écriture de l’intériorité, de la parole murmurée en soi dans la ressouvenance d’un épisode amoureux dont aucun des amants n’est vraiment revenu, ni à lui-même ni au monde, elle et il, pour reprendre les pronoms qui offrent l’unique approche intime que Christophe Manon offre au lecteur de partager, un lecteur à la fois associé au jeu des sentiments et maintenu dans une distance que ne saurait combler une identification pourtant irrépressible, en troublante adelphité.
Ces pages interrogent à plus d’un titre. En premier lieu, la question de l’inégalité des regards se pose car c’est un il qui prend la parole, qui écrit le texte. Lorsqu’il la vit pour la première fois il pensa qu’elle était belle, ainsi commence le récit sur un mode « anti-Aurélien » certes, avec un narrateur qui se donne pour omniscient mais qui, en osmose avec le il du récit, perd peu à peu cette qualité et se dissout dans une incertitude pudique qui marque pas à pas le refus d’une masculinité enveloppante, bien que saisie par les stéréotypes dominants du désir. Un narrateur narré, pourrait-on dire, dans une troublante fusion-confusion des identités portées par ce pronom personnel-impersonnel, spectre d’un Je et d’un Tu qui ne se diront pas textuellement mais seulement dans l’implicite émotionnel du lecteur.
Un amour est écrit sur le mode narratif du conte, dans la dialectique temporelle imparfait/passé simple, et le très rare usage du présent est porté à deux reprises par le présentatif c’est qui augure, car il apparaît au terme du tout premier texte, d’un possible avenir pour cette rencontre au principe du livre, une classique rencontre « les yeux dans les yeux ». De prime abord, on hésite à accorder un crédit poétique à ces lignes d’une apparente banalité de contenu. Toutefois, est-on étrangement retenu par ce qui est vécu d’emblée comme un truisme maladroit, mais qui se trouve démenti par une abondance de répétitions qui échappent aux canons du récit de séduction amoureuse. Le jeu textuel, qui installe et se nourrit de reprises systématiques de syntagmes amoureux attendus, pourrait s’identifier à une étrange logolalie s’il n’était au fil des pages que le déploiement de sentiments portés par un emploi insistant de la plupart des locutions temporelles propres au récit. Or, chacune de ces relances, (alors, parfois, puis, un jour…) permet en toute discrétion l’expression des multiples valeurs contradictoires du verbe passer/se passer, de l’inexorable et émouvant travail du temps d’une dynamique amoureuse qui se joue, de l’un à l’autre des protagonistes, d’acceptations et de refus pour atteindre au silence dans la relation, seul espace qui échappe à l’ambiguïté du discours et rapproche les visages.
Christophe Manon s’avère être un maître discret de l’anadiplose vs épanadiplose, plus encore d’une heureuse saturation des énoncés répétés qui se tournent, s’inversent et se retournent sur eux-mêmes, reprises constantes de la scène initiale et constitutifs de la valeur du texte. Si comme ici les gestes de la rencontre amoureuse se répètent, l’écriture se doit plus encore de les lier pour faire récit, avec un début et une fin, répondant à l’incoercible attente du lecteur quand un auteur court le risque assumé de se livrer à travers ce qu’il présente comme une histoire vécue. Christophe Manon se livre et assume.
La réussite de ce court livre est un exemple du périlleux parcours qui conduit à une séparation, comme le titre Un amour le laisse entendre à celle ou celui qui, au-delà du pessimisme de l’attente, veut croire à la pérennité de l’amour en littérature. Et c’est bien sur le terrain de l’écriture, de son insistance lexicale, que se joue, là encore, ce qui fait la qualité du récit d’amour. Manon le sait et le démontre tout en retenue et émerveillement lucide, entre une déraison tue et une infinie nostalgie.