Lucbert, Sandra. Défaire voir : littérature et politique. par Michaël Moretti

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27 août
2024

Lucbert, Sandra. Défaire voir : littérature et politique. par Michaël Moretti

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Lucbert, Sandra. Défaire voir : littérature et politique.

Vienne que pourra

 

Le style de Sandra Lucbert, normalienne spinoziste à tendance psy, est stimulant mais éprouvant, avec force numérotation (pas de scolies mais des scolioses de compréhension) et mots en italiques. Un exemple du sabir : « Il s’agit de l’organisation même des circulations langagières, des catégories véhiculées et véhiculantes. » (p. 19). Pour le style et l’écriture de l’essai, voir chez Bergson svp.

 

Trois opus, dont deux (Manger les riches, une décomposition, texte créatif percutant, avec un soupçon de « le Festin chez la comtesse Fritouille » de Gombrowicz en montage alterné comme principe bateau, écrit après Se faire voyant avec « Rimbaud + Gramsci + Anders + Fanon », p. 105) à la demande de Gisèle Vienne (Centre National de la Danse) : il est désormais difficile d’obtenir un essai original qui ne soit pas, pour des raisons éditoriales, donc économiques, la réunion de contributions antérieures.

 

Lucbert et contre tous

 

Littérature et politique, la grande affaire, semble mobiliser le champ éditorial, l’époque s’y prête. La dénonciation est simple et efficace : « La-littérature-politique consisterait en ce paradoxe : de la littérature qui n’en est pas », ni littérature ni politique donc, ou « la-littérature-de-ceux-qui-souffrent » et « la-littérature-de-ceux-qui-parviennent-à-tout-prix » (p. 16), « La-littérature-engagée », « Littérature-à-message », « littérature-à-sujet-social », « littérature édifiante ». Faire voire. Le constat est pertinent et cinglant.

 

Lucbert rien pour attendre

Le livre est une légitimation d’un futur livre à co-écrire avec Lordon et essentiellement une autolégitimation de l’écriture de l’« autresse » (Rétif de la Bretonne, ancien Dictionnaire de l’Académie française), plutôt intéressante (La Toile ; Personne ne sort les fusils, prix Inrockuptibles de l’essai en 2020 ; Le Ministère des contes publics), Sandra Lucbert : l’écrivain construirait des « figures », concept trop connoté par le ronflant Genette dont il n’est d’ailleurs jamais question. Défaire voir : « aller là où ça résiste, se dépêtrer des rapports-camisole, chercher des rapports redisposants ; et puis les ramasser en figures » (p. 104). La figure est « un dispositif formel qui redispose l’objet dont il s’empare. Par rapport à quoi le redispose-t-il ? ». Les évidences hégémoniques - quelques grammes de Gramsci ci, Gramsci là, au point, malheureusement, d’être récupéré même par les idéologues du RN ; une pointe de l’inévitable Bourdieu - avec rapports infigurants ou malfigurants. Il s’agit d’« une autre découpe des éléments du monde et, par-dessus tout, leur agencement, leur présentation dans une autre mise en rapports » (p. 18). « Figurer est un geste d’écriture qui pense – en l’occurrence, le social-historique) » (p. 21).

 

Si l’écriture automatique est mentionnée, ce n’est pas le cas, pour rester dans la sphère surréaliste, de « l’explosante-fixe » de Breton (L’amour fou) permettant d’heureux accidents (« Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » Les chants de Maldoror, I. Ducasse, comte de Lautréamont), ce qui correspond aux « courts-circuits et téléscopages organisés (…) aller ailleurs » (p. 26). Le cut-up est également, cité (p. 34) mais semblerait limité. En quoi ? Lucbert a la berlue. « Réagencement déployé sur trois échelles : celle de la forme littéraire, celle du corps-esprit individuel, celle du corps-esprit collectif. » (p. 104-105). Dans Diacritik, Lucbert ajoute : « La capacité politique de la littérature, c’est de mener ce que j’appellerais la Révolution Symbolique Permanente. A mi-chemin entre la Révolution Permanente de Trotsky et le nœud borroméen de Lacan RSI (Réel Symbolique Imaginaire) : l’inlassable travail de dénouage, renouage des coordonnées du symbolique ». La conception de Lucbert, restrictive, ne s’appliquant qu’à elle-même, bien que prônant le collectif, est invalide en général car purement formaliste, remémore les poussiéreuses années 60-70 sous couvert de modernité. Du vieux marxisme réchauffé. Et une pointe de (post)structuralisme tendance Lacan - ce fumiste fécond, quoique parfois dangereux, qui rêvait de faire de la politique : « PFLB(c) : PourFaireLeBourgeoisCulturel (capitaliste) » - mais qu’on me dise ce qu’est actuellement cette catégorie adolescente et floue nommée « bourgeois » à part la cosmétique pour peindre des ongles et des lèvres, aussi chez les hommes désormais, après le glam rock ? Disque dur obsolète. Tout mettre sous la coupe d’un seul concept, digne de la philosophie anté-socratique, la figure, me paraît louche.

 

Si la littérature n’est que dispositif, c’est appauvrissant. En outre, si Lucbert cite les essentiels Testimony de Reznikoff et L’ABC de la barbarie de J.-H. Michot, elle furète également du côté de 14 juillet d’E. Vuillard et La Conquête des cœurs et des esprits de H. Jallon, mais méconnaît tout un pan contemporain de la littérature sur le sujet : Nathalie Quintane - portée sur l’embledded ; en jouant habilement sur les poncifs, Quintane contredit l’affirmation comme quoi « En principe, ce qui fait (l’art et) la littérature, c’est l’arrachement aux systèmes d’évidence » (p. 19 ; l’arrachement n’est-il pas à son tour un poncif comme valeur centrale de cohésion dans le milieu des écrivains ?) ; Quintane dispose d’une fluidité d’écriture héritée, entre autres, de Vie et opinions de Tristram Shandy de Sterne ; Quintane est contributrice, avec P. Alferi, L. Kaplan, T. Viel, A. Volodine et L. Yousfi, dans Contre la littérature politique -, Noémi Lefèbvre, Christophe Hanna ou Cyrille Martinez pourtant présents dans La Littérature embarquée de Justine Huppe. Enfin, dénoncer, à travers des textes créatifs, le capitalisme en publiant dans des industries culturelles comme Flammarion, Gallimard et Seuil me laisse sceptique : la critique nourrit le système qui s’en repaît. Bernique, Lucbert !

 

Reboot

 

Il est temps, quitte à citer le « dérèglement de tous les sens » de Rimbaud, de changer de paradigme, sur la fondation d’une nouvelle métaphysique : casser la blockchain pour en produire une nouvelle avec un autre principe de causalité, l’anhypothétique par exemple, sortir, par le haut, de la mécanique quantique (micro : de Spinoza au spin, attention à Leibnitz) et du modèle illusoirement unificateur (macro) - comme au temps des antiques ou des scholastiques -, pour une autre physique expliquant la majoritaire matière et énergie noires, actuellement bien mystérieuses, s’échapper du ridicule Big bang. Une piste, par le bas, plus empirique : relire Arno Schmidt, notamment Roses & poireau, à l’aune des sciences cognitives à la source de Projection privée. Le cinéma intérieur au cœur de la conscience de Lionel Naccache (O. Jacob, 2020). Comme Descartes, remettre le compteur à zéro.

 

*

 

Ne retenons que la réjouissante créativité de Lucbert et le beau titre, programmatique et stimulant à la Heiner Müller : Défaire voir. Auquel il serait possible de répondre : Défaire, voire ! Faire, comment ? Pas que figures et dispositifs - si cela a pu offrir quelques chefs-d’œuvre d’écrivains se regardant écrire comme Flaubert, Joyce, Faulkner, Woolf, Dos Passos, Borges, Nabokov et Duras, c’était également le défaut de beaucoup d’écrivains contemporains dans les années 90-2000, mais certains persistent encore, s’inspirant en retour, d’artistes contemporains se prenant malheureusement pour des auteurs -, même si c’est une piste intéressante mais à condition d’être non exclusive.

 

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