Été 85 violent par Michaël Moretti

Les Incitations

25 juil.
2020

Été 85 violent par Michaël Moretti

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« La seule chose qui compte, c'est de réussir d'une manière ou d'une autre à échapper à son histoire. »
Dance On My Grave, A. Chambers / Été 85, F. Ozon  

 

            J’avais osé Ozon et puis j’en ai eu ma claque de la subversion facile pour bobos autour du sexuel. Bien qu’Ozon n’ait pas l’impression de tourner des films « genrés », marre aussi de ces films qui se complaisent sur les homos comme si le choix d’une sexualité est révolutionnaire comme se teinter les cheveux en bleu, rouge, blanc ou autre, porter des tatouages ou des piercings, c’est devenu banal au point de presque devenir une injonction : si tu n’es pas lgbtqia+, tu n’es pas in voire pas contestataire ou transgressif – il est pourtant possible de l’être comme ceci mais autrement aussi. Dans une société française globalement encore homophobe, actes malveillants à l’appui, les valeurs changent lentement : ce n’est certainement pas aussi violent de se déclarer homo actuellement que dans les années 80 sur fond, en plus, de sida - toujours présent, il ne faudrait pas que la covid 19 nous le fasse oublier. Que chacune, chacun fasse ce qu’il veut, la liberté est pour tous ! La France, qui a certes encore de grands efforts à fournir, n’est tout de même pas l’Iran, l’Arabie Saoudite ou la Russie. Le film se situe avant la conscience globale des dangers du sida et avant la mode du coming out.

         Bref, je me suis rabiboché grâce au film-dossier nécessaire Grâce à dieu (2018). Suite aux problèmes, notamment judiciaires, à la sortie, Ozon a voulu tourner ensuite un film plus léger en puisant au fond de lui-même.

         Après avoir lu ado le livre controversé et fondateur paru en 1982, qui a infusé en lui, Dance On My Grave[1] à la construction intéressante[2] ainsi que la présence d’un travestissement[3], d’une morgue[4], d’un cimetière[5], d’une transmission prof/élève[6], du britannique Aidan Chambers[7], inspiré d’un fait divers lu dans The Guardian en 1966, Ozon voulait l’adapter[8] pour son premier film[9]. Bien qu’Ozon ait rêvé également que Gus Van Sant[10] ou Rob Reiner[11] tournent l’opus[12], il sera le 23e film du prolifique[13] Ozon, comme Fassbinder qu’il a adapté[14]. Il a l’intelligence ici de ne pas faire de l’homosexualité son sujet central, racontant une passion de vacances entre deux personnes tiraillées par leurs désirs, énonçant des fragments de discours amoureux discordants en pratique[15] où les protagonistes ont « le même tempo, mais pas le même pattern »[16] comme le démontre cette importante scène débutant dans une discothèque avec boule à facettes et strobo où l’un, croquant la vie, libre, sauvage (« Plaire, aimer et courir vite » C. Honoré, 2018), danse frénétiquement alors que l’autre, demandeur, romantique est passionné, possessif, avec son walkman sur les oreilles[17] sur Sailing de Rod Stewart (1975)[18]. La longue scène, magistrale, se termine sur un feu de camp à la plage où les potes reprennent la chanson à la guitare. Le tube sera repris, plus lourdement, pour une scène-clé avec chorégraphie du coucou par Preljocaj aussi forte que le final de Beau travail (C. Denis, 1999).

         À noter que des scènes en plan fixe dans lesquelles les acteurs exécutaient l’intégralité des positions du kamasutra[19] ont été heureusement coupées au montage : Ozon nous épargne enfin des scènes gratuites de cul voyeuristes qui brouillent la narration, ouf, point de très porc ! Après les zones érogènes, les zones d’ombre.

 

Le temps de l’innocence

 

            Adolescence, intrigue, décennie et génération dépeintes, scène de fête avec musique rock du moment, super 16, ce film aurait pu rétrospectivement figurer dans la série Arte initiée par le regretté Chevalier, Tous les garçons et les filles de leur âge, avec des films projetés ensuite en salle en 1994 : Les Roseaux sauvages (Téchiné), L’Eau froide (Assayas) et Trop de bonheur (Kahn). Rien de tel qu’Été 85 en été sur les toiles, avec le label Cannes 2020, malgré l’offre alléchante de Netflix. Ozon résiste et tourne pour le cinéma, pas pour la tv ou une plateforme en streaming ; c’est un acte politique remarquable.

         L’argentique capte la sensualité des corps, sature les couleurs en écho aux sentiments exacerbés ; la photo est granuleuse. La photo du chef opérateur Hichame Alaouié[20] est très travaillée : une scène avec une veste blue jean sans manches sur un fond marin avec trois bleus différents à la Rothko ou De Staël ; un bleu lumineux derrière une vitre translucide en angle façon Hopper ; la station balnéaire populaire du Tréport[21] avec ses falaises de craie blanche reflétant les sentiments exacerbés et remémorant l’Angleterre[22] du roman adapté tout comme cette anglaise[23], jeune fille au pair, qui se pare d’un brushing à la Cure comme Ozon à l’époque à l’aide de coca voire de salive.

         Côté costumes, grâce à la fidèle Pascaline Chavanne : des pantalons retroussés, des jeans moulants façon Cyril Collard, des costumes canadiens en duo de jean superposés, un prof avec un pull façon motif de chaussettes Burlington à concourir au championnat du monde du pull moche (l’ambigu et excellent Poupaud[24]), des vestes lookées sport, des blousons trop larges, des Converse All Star aux pieds, des bandanas, des coupes mulet.

         Alors qu’un révisionnisme tend à faire croire que les années 80 étaient l’acmé musical[25], le spectateur se délecte tout de même d’In Between Days[26] « Come back come back / Don’t walk away / Come back come back / Come back today  ; Reviens reviens / Ne t’en va pas / Reviens reviens / Reviens aujourd’hui ») de The Cure, qui fit finalement passer, à cause de Robert Smith, le film de 1984[27], année fondamentale[28], à 1985[29] ; Toute première fois de Jeanne Mas ; Cruel Summer des ludiques Bananarama ; le chœur masculin de Self-Control de Laura Branigan ; une daube qui m’a échappé, Stars de la pub de Movie Music dont est fan Jean-Benoît Dunckel, la moitié d’Air, qui signe ici une bande son discrète avec guitare acoustique, cordes et programmation électronique.

         Dans la pièce d’ado, la photo de Balavoine sévèrement nuqué, du charismatique chanteur de Queen, Freddie Mercury en baskets, survêt’ et marcel, du regretté Daniel Darc sur une pochette de Chercher le garçon de Taxi girl, un poème de Verlaine[30] récité par un ado, Ovomaltine au petit-déj.’, du papier Clairefontaine dans la réserve d’un magasin. Et même une DS ! Que de souvenirs !

    Eros & Thanatos : « L’amour à la plage » (Niagara) et la mort ou Être et avoir été 85

            Pour Ozon, « c’était important qu’on soit dans la tête d’Alex, qu’on partage ses émotions, qu’on partage sa vision complètement idéalisée de sa relation avec David, et puis tout à coup un retour au réel. Ce retour au réel est douloureux mais, ce que j’aime chez ce personnage, c’est qu’il a une capacité à s’échapper du réel puis à finalement l’affronter, à aller de l’avant en sublimant son histoire par l’écriture. Parce que tout ce qu’on entend en voix off, c’est lui qui écrit. Il y a ce jeu de mise en abyme par rapport à la création : il réinvente cette histoire, il essaie de la raconter au juge, à l’assistante sociale, et il en fait un roman. ». L’histoire débute donc, à l’ancienne, par une voix off : « Entrée en scène de David Gorman. C'est lui le futur cadavre. » énonce sur un ton neutre Alexis entre deux gendarmes. Sur le bateau Le Tape-cul, Alexis chavire à la suite d’un orage. Le bellâtre David, avec sa dent de requin sur son poitrail exhibé symbolisant la fureur de vivre, sur la Calypso[31] le sauve. Coup de foudre, le cœur chavire, intermittences dudit cœur. Le filon Plein soleil (R. Clément, 1960) n’est exploité que pour la photographie. Ozon se concentre sur la psychologie d’adolescents fragiles, leurs relations mouvantes comme le temps normand. Les comédiens Félix Lefebvre[32], et, le déjà horripilant, Benjamin Voisin[33], fils d'un prof du Cours Florent qu’il fréquenta, fan de Belmondo et Dewaere, s’inspirent avec complicité de teen-movies[34].

            Si dans La vie d’Adèle (Kechiche, 2013, Palme d’or à Cannes), la famille d’Adèle mange des nouilles à la sauce tomate bolognaise tandis que celle de l’arty Emma, plus bourgeoise, s’empiffre d’huîtres[35], dans Été 85, la mère[36], pudique, déboussolée, neurasthénique, inquiète et tendre, qui peine à comprendre les troubles, sans les ignorer et sans rejeter le fiston ou l’oncle Jacky, épluche des patates au Tréport tandis que les plats se multiplient chez la gérante de « la Marine », une boutique locale de matériel pour la pêche et accastillage, une petite bourgeoise d’Yport, mère juive excitée ou mère poule exubérante et possessive (« Ma mère voit que ce qu'elle veut bien voir. » dit David), endeuillée incarnée par Valeria Bruni Tedeschi, une habituée d’Ozon[37], qui change inexplicablement de coiffure au cours du film. Ici tout est non-dit, « il y a des mères qui se doutent de l'homosexualité de leur enfant mais qui ne disent rien, un père [docker] qui, peut-être, n'en pense pas moins ». Alexis, renommé Alex par l’amant - car ce qui s’approprie se réintitule -, s’entiche, comme Ozon enfant, de rites funéraires de l’Égypte ancienne. Nous apprendrons également comment se déroule l’enterrement chez les juifs.

*

            Un beau film, charnel, mais au faux suspense décevant malgré quelques interprétations ouvertes. Une intéressante nouvelle piste d’Ozon où la nouvelle voie, ou le poncif de l’art comme thérapie, pointe au bout d’une initiation marquée par un trauma. La mort hante : le prochain film, avec Sophie Marceau, sera une adaptation du roman d'Emmanuelle Bernheim[38], Tout s'est bien passé (2013) dans lequel elle raconte la fin de vie de son père.

 


[1] Danse sur ma tombe, titre traduit en français « logiquement » en La danse du coucou.

[2] Avec dessins, extraits d’articles de presse, changements de points de vue, reprises de séquences sous un autre regard.

[3] Une robe d'été, Ozon, 1996, Une nouvelle amie, Ozon, 2014.

[4] Sous le sable, Ozon, 2000.

[5] Frantz, Ozon, 2016.

[6] Dans la maison, Ozon, 2012.

[7] « Après trente-huit ans d'attente, François m'a donné ce que j'attendais. Le résultat est un beau film - à mon avis l'un de ses meilleurs - et je me dis qu'aujourd'hui à 85 ans ça valait la peine d'attendre. »

[8] Un scénario, perdu, intitulé en référence à Vian, J’irais danser sur ta tombe, plus linéaire et violent, avec un contexte effacé (assistante sociale, différences de milieux, judaïsme), avait été écrit, très jeune, avec un ami.

[9] « J’ai essayé de faire le film pour l’adolescent que j’étais. Quand on est ado, on aime bien le mélange des genres. On peut passer de la farce au tragique, du rire aux larmes. »

[10] My Own Private Idaho, 1991, entre autres.

[11] Réalisateur de Stand by Me (1986).

[12] Un réalisateur français, un italien et un danois ont dû lâcher l’affaire par manque de moyens financiers.

[13] Les films de genres comme le drame psychologique, le thriller érotique, la comédie musicale et le drame ; le romanesque d’après Elizabeth Taylor, Ruth Rendell et Joyce Carol Oates, les pièces de théâtre adaptées de Robert Thomas, Montherlant, Barillet & Grédy et Juan Mayorga.

[14] Gouttes d'eau sur pierres brûlantes, Ozon, 2000.

[15] « L'histoire est vraiment faite de la confrontation de deux conceptions amoureuses. De quelqu'un de très naïf, qui est dans l'idéalisation de l'autre, et de quelqu'un qui a plus de maturité, d'expérience et qui est peut-être plus cynique par rapport aux sentiments. » précise Ozon.

[16] Duo, Katerine / Angèle + Chilly Gonzales, Confessions, Katerine, 2019.

[17] Référence explicite à La Boum (Cl. Pinoteau, 1980).

[18] Ce slow pour pub anglais, repris des Sutherland Brothers (juin 1972), où le chanteur écossais, partant aux USA pour un problème d’impôt, clame son mal du pays, sa solitude (« I am dying, forever crying », « Je me meurs, je pleure à jamais »).

[19] « On va faire nos scènes à la Kechiche. » (rires).

[20] Nue Propriété, 2006 et Élève Libre, 2008 de Joachim Lafosse.

[21] Côte d’Albâtre, Seine-Maritime, Normandie, Ozon abandonnant sa Bretagne préférée.

[22] La station balnéaire ouvrière de Southend-on-Sea au sud-est.

[23] Une norvégienne dans le roman. L’Anglaise est jouée par l’anglo-belge Velge.

[24] Déjà présent dans Le Temps qui reste, 2005, Le Refuge, 2009, Grâce à dieu, 2018.

[25] Et pourtant, selon Ozon, « on a tendance à idéaliser les années 80 aujourd'hui, alors que c'était une période politiquement d'ultra-libéralisme ; il y a le sida qui nous tombait dessus, l'explosion du chômage... Dans mon souvenir, les années 80 étaient des années ingrates. Les costumes étaient affreux, les gens s'habillaient mal, la musique était nulle. Mais en même temps, je me suis dit qu'il pouvait y avoir encore quelque chose de sexy dans les années 80 ».

[26] Single de l’album The Head on the Door, 1985.

[27] Référence doublée à Été 42, Summer of '42, Robert Mulligan, 1971.

[28] L’évêque sud-africain Desmond Tutu Prix Nobel de la paix ; le secrétaire général de l’ONU, Javier Pérez de Cuellar appelle à la mobilisation contre la famine en Afrique ; Pinochet rétablit l’état de siège au Chili ;        réélection de Ronald Reagan ; Indira Gandhi est assassinée en Inde par ses gardes du corps sikhs ; catastrophe de Bhopal ; guerre du Liban, un camion-suicide explose devant une annexe de l’ambassade des États-Unis à Beyrouth ; guerre Iran-Irak ; mort de Iouri Andropov, le Politburo choisit Konstantin Tchernenko en URSS ; grève des mineurs britanniques ; Jacques Delors est nommé président de la Commission européenne ; les élections européennes marquent la percée du Front national et le recul historique du PCF ; poignée de main entre François Mitterrand et Helmut Kohl à Douaumont ; le père Jerzy Popieluszko est assassiné en Pologne ; attentat contre le train Naples-Milan ; la loi Savary et ses manifestations ; mort de Foucault, Truffaut, l’éditeur Leibovici est assassiné ; l’affaire du petit Grégory ; la naissance de Canal+ et du Top 50 ; Fabius premier ministre ; le premier vol de la navette spatiale Discovery ; le premier Macintosh d’Apple ; les JO de L.A. ; l’accident de Michaël Jackson, Marvin Gaye assassiné par son père. L’année d’Orwell ; 1984 d’Eurythmics ; Maman a peur de Mylène Farmer.

[29] Année entre autre de la mort de Rock Hudson à cause, officiellement, du sida.

[30] Pas le Sonnet du trou du cul, co-écrit avec Rimbaud, qui valut à un prof de français d’être viré de l’Education nationale.

[31] Référence Cousteau et France Gall.

[32] Un sosie de River Phoenix, qui a déjà joué dans L'heure de la sortie, Sébastien Marnier, 2018 et la série Infidèle, 2019.

[33] Il a joué dans la mini-série Fiertés sur Arte de Philippe Faucon, 2018, La Dernière vie de Simon, Léo Karmann, 2019, un film hommage aux années 80 des Zemeckis ou Spielberg, et Un vrai bonhomme, Benjamin Parent, 2019 où il est récompensé au Festival du film romantique de Cabourg ; prévu en Lucien de Rubempré avec Depardieu, Jeanne Balibar, C. de France, Vincent Lacoste et Dolan dans La Comédie humaine de X. Giannoli, 2020 d’après Les Illusions perdues de Balzac ; dans le prochain film de Morgan Simon, il sera un astrophysicien incapable de séduire une femme.

[34] Grease (Randal Kleiser, 1978), Outsiders et l’esthétisant  Rusty James (Francis Ford Coppola, 1983), La folle journée de Ferris Bueller (Ferris Bueller's Day Off, John Hughes, 1986), Call Me by Your Name (Luca Guadagnino, 2017), Quand on a 17 ans (A. Téchiné, 2017) mais aussi Le genou de Claire (1970), Pauline à la plage (1983) et Conte d'été (1996) d'Eric Rohmer qui fut le professeur d’Ozon (« C'est un teen movie, qui s'adresse aux adolescents d'aujourd'hui et aux adultes qui ont encore une part d'adolescent en eux. »).

[35] Métaphore peu subtile !

[36] L’excellente comédienne et metteure en scène Isabelle Nanty, pendante ici de Balasko dans Grâce à dieu, 2018.

[37] 5x2, Ozon, 2004, Le Temps qui reste, Ozon, 2005.

[38] Qui inspira récemment Alain Cavalier (Être vivant et le savoir, 2019).