Snif movie : madland aux Badlands par Michaël Moretti
Un scénario chiche
Autant Zhao arrivait dans The Rider (2017) à s’immerger complètement dans l’univers du rodéo avec un scénario fluide et cohérent joué par des acteurs non professionnels, autant Nomadland, ce film Disney, semble malheureusement artificiel, tant fiction et documentaire ne s’imbriquent pas parfaitement. L’histoire entre les deux seuls acteurs professionnels, jouant pourtant bien au point que Frances McDormand remporte son 3e Oscar, ne tient pas. Le liant entre les tranches abruptes de vie des acteurs amateurs ne prend pas.
Quand, au début du film, chacun parle de sa vie autour d’un feu de camp, c’est une lourde scène d’exposition, le scénario est déjà plombé. En effet, le film repose sur le livre-témoignage Nomadland : Surviving America in the Twenty-First Century de Jessica Bruder. Immédiatement, McDormand et Peter Spears, producteur de Call Me By Your Name (Luca Guadagnino, 2017 sur un scénario de James Ivory), achètent les droits. Ensuite, porteuse du projet, McDormand contacte Zhao qui lui offre le rôle principal : « Si Frances était d’accord pour interpréter Nomadland, nous pourrions attirer plus facilement l’attention du public. C’était une décision logique et pragmatique (Positif, 721, mars 2021) ». Ce genre de démarche mène souvent aux Oscars. Aussi Zhao remporte-t-elle 2 Oscars : meilleur film et réalisatrice. Cette moissonnée de prix s’explique par la rencontre avec l’esprit du temps - contestataire, et la mise à nue d’une réalité cachée puisque les invisibles trouvent enfin une visibilité et, surtout, une dignité.
Madland
Le snif movie fait pleurer dans les chaumières. Etre obligé d’errer dans un van à cause de la crise des subprimes en 2008 est déjà une cruelle réalité à la Ken Loach, mais rajouter que Swankie, jouant son propre rôle, va s’éloigner jusqu’en Alaska-aux-beaux-souvenirs pour mourir d’un cancer avec en sus un hommage posthume consistant à jeter des pierres dans un feu, c’est la larme de trop qui fait déborder le vase. « L'héroïne, Fern, est sans doute plus solitaire que la plupart des gens que j'ai rencontrés. Parce que c'est un personnage de fiction qui reprend à la fois certains traits de Linda May, de moi servant de point d'entrée dans ce monde et de Frances McDormand elle-même, qui raconte qu'à un moment elle pensait que, à 65 ans, elle laisserait tout tomber, prendrait la route avec un camping-car et une bouteille de whisky. » déclare Zhao. Si je suis resté au bord de la route, un beau moment de vérité se dégage toutefois quand le télévangéliste, le vrai Bob Wells sort de son prêchi-prêcha (« I’ll see you down the road », « on se recroisera sur la route ») pour se confesser à Fern (Frances McDormand).
Certains perçoivent dans Nomadland une ode à la liberté, aux grands espaces, l’Americana hérités des pionniers sur fond de transcendantalisme à la Thoreau et Emerson pour le wilderness. C’est une interprétation. L’étude ethnographique avec force détails, digne de Declerck sur les clochards, conduit à penser que les personnes sont prisonnières de leurs fêlures, d’autant plus, qu’en rupture, elles sont enfermées dans un immense paysage. La situation n’est pas choisie mais subie, même avec résignation au fur et à mesure : Fern perd époux, travail et maison ; la bourgade d'Empire (Nevada) est rayée de la carte. Fern (« fougère ») est donc obligée de prendre son van Ford qu’elle nomme Vanguard - nom d’un satellite, autre frontière dans une autre dimension -, pour aller vers l’Ouest. La dignité de l’écorchée vive, qui ne se plaint jamais, consiste à affirmer devant une famille empathique, connue dans la vie d’avant où elle était professeure remplaçante : « I'm not homeless. I'm houseless. » (« Je ne suis pas sans toit. Je suis sans maison… »). Vivre dans la terreur que quelqu’un frappe n’importe quand à votre fenêtre pour vous chasser, est-ce la liberté ? Passée la soixantaine, vivre de petits boulots, est-ce la liberté ?
L’envers du rêve américain
Certes, les personnes se réunissent brièvement dans des rassemblements ou TAZ, avec un Burning man du pauvre, mais finalement chacun repart individuellement selon son chemin façon « I’m a poor lonesome cowboy », la solidarité, réelle, est temporaire. Les nomades, si chers à Attali, sont monades. Certes Zhao ne critique pas frontalement, contrairement au livre, le système épouvantable d’Amazon qui exploite notamment des retraités, sous couvert de faire du social tout en leur donnant gentiment un travail, et des saisonniers pour empaqueter lors des fêtes de Noël mais le plan large à la Gursky d’une lambda perdue dans la masse et la technologie froide et répétitive est déjà un parti-pris critique suffisant. C’était le prix à payer pour pouvoir tourner là-bas : même la cantoche Amazon paraît sympa, c’est le même sourire que sur le logo !
Chez Zhao, l’Amérique est parfois froide et triste avec ses laveries aseptisées. Les gros plans sur les rides des personnes âgées remémorent les portraits photographiques d’oakies par Walker Evans lors de la Grande dépression et le plan photo du New Deal (FSA) qui inspirèrent le magnifique Les raisins de la colère (The grapes of wrath, J. Ford, 1940, d’après le roman de Steinbeck, 1939). Bien que vivant dans une communauté hippie avec son compagnon britannique J. Richards, chef opérateur sur ses films, Zhao loue la solidarité. Il est également possible d’interpréter ce film comme l’échec non seulement du capitalisme néo et e-libéral mais aussi l’échec de l’entraide alternative et éphémère, de la route, cette mythologique frontière repoussée vers l’ouest avec ses hobos, de la Beat generation, dont bien des membres ont eu une vie ruinée par l’alcool ou la drogue, des aspirations des acteurs reflétant celles d’une génération dans Easy rider (Dennis Hopper, 1969), film qui se termine lucidement mal, de l’utopie hippie enfin. C’est la fin pessimiste de Point limite zéro (Vanishing point, R. C. Sarafian, 1971), de Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop, 1971) de Monte Hellman, récemment disparu.
Malick et demi
Emigrant de Chine à New York, pour y étudier le cinéma, Zhao a la foi rigide des derniers convertis avec ses successions de clichés éculés de grands espaces faisant croire qu’il existe plus d’une aube et d’un coucher de soleil par jour, filmés en grand-angle, nappés d’une musique simple d’Einaudi (Intouchables, Toledano, Nakache, 2011), mais redondante, envahissante et, finalement, insupportable. La fascination de la naïve Zhao conduit à une Amérique alternative de carte postale œuvrant pour un soft power d’un autre temps.
Les haltes « touristiques » au parc Custer ou à Sequoia (serrer l’arbre dans une pseudo communion à la Malick dont s’inspire maladroitement Zhao : « je suis tombée amoureuse de Terrence Malick. Il m'a influencée non seulement visuellement, mais aussi dans la philosophie de son approche, par les questions que posent ses films, la manière dont il invente et bâtit un univers. Sans lui, je ne serai pas devenue celle que je suis aujourd'hui. ») sont pesantes. « Si vous regardez bien, la question des personnes âgées, victimes collatérales du capitalisme, est présente à chaque plan. C'est juste qu'il y a un beau coucher de soleil derrière. » rétorque Zhao mais c’est précisément le problème ! Il y a une vraie pensée, une cosmogonie complexe, bien que trop érigée comme chrétienne, chez Malick. Zhao n’arrive pas à restituer une cosmogonie alternative, animiste ou panthéiste, personnelle.
Nomadland, 1h48, USA, Couleurs, Drame, Scénario, réalisation & montage Chloé Zhao Avec Frances McDormand, David Strathairn, Charlene Swankie, Linda May, Gay DeForest, Douglas G. Soul, Bob Wells.