Un beau jardin intérieur par Michaël Moretti
Intériorité dans un triangle
Voilà un film délicat. Yokohama, au sud de Tokyo, début des années 1990. Deux jeunes filles à la croisée des chemins d’une longue vie qui se profile. L’une, Noriko (Haru Kuroki, ours d'argent de la meilleure actrice à Berlin en 2015 dans La Maison au toit rouge, Chiisai ouchi, Yôji Yamada, 2014) indécise, réservée, de classe moyenne, qui se projette vaguement comme éditrice, incarne la voix off puisque le film est inspiré du roman autobiographique Morishita, Noriko. La Cérémonie du thé ou comment j'ai appris à vivre le moment présent, 2010 où il est écrit que la cérémonie du thé est « une religion du beau qui cherche à atteindre le "rien" ». Enfant, Noriko est allée voir avec ses parents La Strada (Fellini, 1954). Elle s’y est ennuyée. Plus tard, elle l’aimera - féru de Fellini, je n’ai jamais apprécié ce film, terriblement fauché et, pour une fois, sobre, malgré le jeu incroyable de Giulietta Massina. Si Noriko n’est pas la plus douée pour la cérémonie du thé, elle est la plus assidue. Les nombreuses scènes d’intérieur alternent avec les premières expériences de Noriko, son renoncement au mariage au profit d’une libre vie amoureuse, ses visites régulières chez ses parents vieillissants. L’autre, Michiko, spontanée, volontariste, rêve de voyages, d’amour, de fonder une famille pour finalement se fondre dans le mariage arrangé.
Madame Takeda, la maîtresse de cérémonie du thé est une professeure rigoureuse, bienveillante et facétieuse, aux gestes fluides. Elle est jouée par le « trésor national » Kirin Kiri (une partie de l’œuvre de Kore-eda Hirokazu de Still Walking, Aruitemo aruitemo, 2008 jusqu'à la palme d'or à Cannes en 2018, Une affaire de famille, Manbiki kazoku, en passant par I Wish - nos voeux secrets, Kiseki, 2011, Notre petite sœur, Umimachi Diary, 2015 ou Après la tempête, Umi yori mo mada fukaku, 2016 ; le très beau et émouvant Les délices de Tokyo, An, Naomi Kawase, 2015) dont c’est l’un des derniers films avant sa mort en 2018.
Nippon éternel
Entre, le chanoyu (« eau de thé »), cette cérémonie du thé, issue de la spiritualité bouddhiste zen, avec une série de gestes réitérés - le cheminement spirituel consiste à la découverte de soi, de la liberté dans la répétition ; l’art de vivre consiste à être en cohésion avec soi-même et la nature environnante - avec infimes variations, et méticuleux (« Il faut que la tranche de vos petits doigts touche le tatami en posant la jarre d'eau. ») avec le maniement de la boîte laquée pour la poudre de thé, une louche en bambou (hishaku), une spatule (chashaku), le fameux fouet en bambou (chasen) avec vitesse et position du poignet encore plus précises que pour créer la vinaigrette ou la béchamel, le bol en céramique (chawan) et ses diverses positions selon les saisons (les Géorgiques sont les petites chaleurs, les frimas de l’automne, le premier jour de l'hiver ou des grands froids, la douceur du printemps mais Nagori de Ryoko Sekiguchi* nous apprend qu’il existe beaucoup plus de saisons au pays du soleil levant), pour préparer le thé. Le salon de la maîtresse est la salle de thé (chashitsu), un vrai pavillon de thé un peu plus grand que la cuisine dans les Tontons flingueurs (Georges Lautner, 1963) mais guère plus, que jouxte un petit jardin (plantes sensuelles, vibrations, jeux de lumière), cet espace de civilisation (wabi : raffinement, sobriété et calme) à l’abri des tourments de la vie quotidienne (l’excellence et l’efficience exigées dans le travail dans une société à forte pression sociale - l’une sera écrivain ; l’autre, femme d’affaire ; la condition de la femme, réduite à un petit boulot ou à se consacrer à sa famille ; vitesse), orné, comme la librairie de Montaigne, d’idéogrammes en kakemono tels que le carpe diem nippon, « chaque journée est une belle journée ».
Le son est précis comme la constante attention au présent et le lien entre l’environnement et l’intériorité : le froissement d’une serviette, l’eau qui bout, le pas feutré d’une élève sur le tatami, le mouvement d’une porte, le vent contre le rebord d’une fenêtre. Grâce à la photographie précise du jeune chef opérateur Kenji Maki, les intérieurs de la maison de Madame Takeda reflètent le cycle des saisons. Les mouvements de caméra sont fluides et souples, le cadrage rigoureux, les plans sont fixes afin de capter le moindre détail, la délicatesse d’Ozu n’est pas loin - même si ce n’est point filmé au ras du tatami et que le saké est évidemment exclu.
Qui est le réal’ ?
Omori est né en 1970 à Tokyo. Il est l’enfant de l'artiste d'avant-garde Akaji Maro, fondateur du butô Dairakudakan. Omori débute en jouant dans Scarred Angels (Kizu darake no tenshi, Junji Sakamoto, 1997), ce qui aidera dans l’habile direction d’acteurs. Il est également producteur de Nami (Hiroshi Okuhara, 2001, primé à Rotterdam, 2003). Son deuxième film A Crowd of Three (Kenta to Jun to Kayo-chan no kuni, 2010) gagna le prix du meilleur nouveau réalisateur de la Guilde des réalisateurs du Japon. En 2013, The Ravine of Goodbye (Sayonara keikoku) a reçu parmi les nombreux prix, celui spécial du jury au Festival de Moscou. Dans un jardin qu'on dirait éternel (Nichinichi kore kôjitsu) est son dixième film, le premier à enfin sortir en France. Regretté Rissient.
* Une belle méditation sur le temps (et la mort - dans la vie -) à partir de la réflexion de chacun. Si l'intérêt est une ouverture anthropologique, il manque peut-être, outre les Géorgiques de Virgile, la profondeur d'une réflexion philosophique (le texte laisse songer aux discours ou dissertations d'Académie). Sur Fukushima, éthique et esthétique est un vieux débat mais l'art gagnerait à séparer les deux : pas de Céline, pas de Stockhausen écrivant sur la beauté de la destruction des twin towers par exemple. Sur le temps chez Anne-Sophie Pic, il n'est pas mentionné qu'elle a travaillé au Japon, ce qui l'a influencée grandement. Il n'est pas mentionné non plus le blet ou quand les fruits et légumes sont dans un stade délicieux juste avant la décomposition - Amélie Nothomb, qui a vécu au Japon, s'en targue suffisamment. N'est pas évoqué non plus, le gibier faisandé - une spécificité française. Pour préciser, les grandes vacances d'été en France sont liées au fait que les enfants, quand la population était majoritairement paysanne, étaient préemptés pour les travaux des champs, la moisson notamment. J'ai regretté l'emploi malheureux d'un mot usité comme adverbe : "saisonnairement" ou "saisonnement".