Megalopolis par Michaël Moretti

Les Incitations

04 oct.
2024

Megalopolis par Michaël Moretti

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Ave Coppola

Levons le pouce pour cette expérience inédite, un film-monde, film-cerveau, une fable, un essai, son Finnegans wake, un mètre étalon, où tous les moyens du cinéma sont convoqués. Ici, nous sommes plongés dans le disque dur. C’est exactement ma façon, peu comprise, de fonctionner et de créer : simultanéité, densité et interconnexions (le micro/macro de la Renaissance où tout se répond). Éponge, l’artiste pressent (visionnaire), créé des connexions inédites. New Rome (gratte-ciels dont le Chrysler Building, colonnades et statuts vivantes néo-classiques, Code civil, etc.), ville-monde, c’est Tokyoto, la nouvelle Babylone. Coppola délivre un grand secret : oui, l’artiste a le pouvoir d’arrêter le temps, un peu comme dans une autre fable, Le grand saut (The Hudsucker Proxy, frères Coen, 1994). Mettre en scène au cinéma, c’est travailler, même lors du numérique, l’espace entre deux photogrammes, puisque c’est notre mode cognitif commun (Le cinéma intérieur, Naccache).

Antique et toc

Quelques références. La Conjuration de Catilina décrit le complot politique du sénateur Lucius Sergius Catilina pour renverser la République romaine (en 63 av. J.C.) avant d'être contrecarré par Cicéron (« Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra... », « Jusqu'à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? », première des quatre Catilinaires). Shakespeare, qui transpire dans Megalopolis, ne s’inspirait-il pas, pour ses tragédies, de la Rome antique ? La comparaison entre la chute de la République romaine et la situation actuelle, la transition de la pax americana à l’ère asiatique, Pacifique, qui ne le sera pas, sur fond de changement civilisationnel (téléphones portables, réseaux sociaux, dématérialisation, IA, nanotechnologies), est, depuis quelque temps, banale désormais. Outre des citations latines, Marc Aurèle ou Plutarque, Fishburn, en conducteur-coryphée à la voix off trop présente, laisse songer à l’historien, ex esclave, Polybe, né vers 200 av. J.-C. à … Mégalopolis.

Salutaire manichéisme

L’utopie du créateur « bigger than life » (pouvoir symbolique ; FFC lui-même, ce Tucker, 1988 ; Driver incarne un mix de Frank Lloyd Wright, Robert Moses, l'urbaniste artisan de la rénovation de New York, leur Haussmann, et Walter Gropius, fondateur du Bauhaus en Allemagne, sur fond de Le rebelle, The Fountainhead de K. Vidor, 1949 avec Ayn Rand au scénario, pour la « musique gelée », selon Goethe, ou l’architecture) et l’ivresse du pouvoir politique du maire Cicero, corrompu à la Bloomberg, Giuliani, Adams et consorts ou du trumpiste devenu banquier libidineux baignant dans une vulgarité digne de Le Loup de Wall Street (2013 ; d’où le kitsch à la Caligula, Tinto Brass, 1979 dans Megalopolis, cette œuvre baroque ; la chapelle Sixtine rénovée, sommet de l’art occidental, ne l’est-elle pas, kitsch ?) du confrère Scorsese, Voight en Hamilton Crassus III, total Versace criard avec arc et flèches comme dans Les mille et une nuits (1974) de la Trilogie de la vie de Pasolini, ou encore le populiste jusqu’au fascisme, tribun, agitateur séditieux, délateur de scandales sexuels bidonnés, Clodio Pulcher par Shia LaBeouf, se pavanant dans sa limousine comme dans Cosmopolis (Cronenberg, 2012, d’après DeLillo) dont FFC joue de la réputation détestable en surfant sur le genre tant à la mode en clin d’œil à Phantom of the Paradise (1974 ; la partie du visage amochée de Catilina remémore également Winslow) du confrère de Palma, Vow Platinum (Aubrey Plaza), Agrippine télévisuelle obnubilée par les cours de la bourse, la jet-setteuse Julia, fille à papa, l’amoureuse, incarnée par la belle Nathalie Emmanuel, une chanteuse influenceuse à ukulélé (Vesta ; elle compose la musique du film), d’où l’hubris du film, sont des invariants comme amour et mort. D’où la fable péplum dystopique dans la lignée de Peggy Sue s'est mariée (1986), où une femme revisite son adolescence, et du bien oublié L’homme sans âge (Youth Without Youth, 2007, d’après une nouvelle fantastique de Mircea Eliade), avec force courses de chars où les diverses versions de Ben-Hur impressionnèrent (Niblo-Brabin- Cabanne, 1925 ; Wyler, 1959) côté panem circensesque. Du grand cirque à la Fellini, comme dans Coup de cœur (One from the Heart, 1981), retour de Coppola aux racines italiennes comme avec Le Parrain. Sauf que l’optimisme de FFC tranche avec les dystopies déclinistes sur fond de théorie de l’effondrement dont on nous abreuve. Megalopolis est avant tout une lettre aux générations futures.

Mausolée plein de vie

Si la comédienne Talia Shire, la sœur de Coppola, joue avec le neveu Jason Schwartzman, Roman, le fils de Coppola, remercié au générique, produit, c’est Eleanor, la femme de Coppola décédée, qui apparaît en filigrane le long de Megalopolis comme les visions furtives de Catalina pour sa dulcinée morte : cette œuvre est aussi un tombeau, un hommage à la femme aimée. Megalopolis est naturellement dédicacé à Eleanor. Megalopolis est son film le plus autobiographique. Dommage Eleanor ne sera pas présente pour filmer un documentaire sur le tournage, avant et après : montage interminable, casting à géométrie variable (Newman, Crowe, De Niro, Spacey, Cage, DiCaprio, Law, etc.), tensions sur le plateau comme entre Coppola et Shia LaBeouf, licenciement d'équipes de tournage, destruction accidentelle de quelques scènes, isolement de FFC dans sa caravane (« poisson d’argent ») à coups de marijuana, harcèlement sexuel, bande-annonce daubée par une IA, etc.  

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360° : dénonciation de la décadence de l’hyper-richesse, l’immobilisme mortifère des classes dirigeantes agrippées à leurs avantages et ayant peur de perdre leur influence, la pauvreté croissante et la colère sociale, la nécessité de penser l’avenir à travers une nature préservée; un héros ayant parfois prise sur le temps, un héritier méprisé ivre de vengeance (« La vengeance est un plat qui se déguste en robe de soie. »), une fausse vierge (Vesta, déesse qui protégea l'antique Rome), des manifestants sans visage, un satellite de l’U.R.S.S. qui menace de s’écraser ; la biotechnologie (imprimantes 3D et 4D pour greffes), les tissus intelligents à la Lapidus, les nanotechnologies, la régénération chez la méduse comme quête d’immortalité, la théorie des cordes inspirant tant le milieu artistique (cinéma, BD, littérature), etc., le tout beaucoup moins fumeux que chez Nolan ; la culture antique, un traité d’art, d’architecture, d’urbanisme, d’histoire, de philosophie et de politique. Stimulant intellectuellement, Coppola réussit où Godard a échoué.