Soucis, sourcils et les banshees par Michaël Moretti
N’Aran
Voici un conte pastoral cruel, une tragicomédie gore, un surprenant film Disney par McDo, reconstituant le duo gagnant Farrell (Coupe Volpi ou prix d'interprétation à Venise pour le dublinois dans Banshees ; prix du meilleur scénario à la Mostra) / Gleeson dans Bons baisers de Bruges (In Bruges, 2008) et la rugosité de Three Billboards, Les panneaux de la vengeance, 2017 ; meilleur scénario à Venise, quatre Golden Globes et deux Oscars pour la coennienne Frances McDo - très John Wayne - et Rockwell). Ici, c’est de l’irish pur et dur, trognes d’îliens (l'idiot du village, obsédé, pas si dingue, superbement interprété par le dérangeant dublinois Barry Keoghan, décidément à suivre, qui tourna avec Colin dans la glaçante La mise à mort du cerf sacré, The killing of a sacred deer de Y. Lanthimos, 2017 ; ce sale père de flic porté sur la bouteille et pire encore ; nous échappons au prêtre pédophile ; la commerçante commère qui ouvre les courriers) et accent à l’appui devant pintes de stout dans un pub perdu, bacon et porridge mais sans stew. L’anglo-irlandais Mc Do, entre Londres et Galway, a tourné entre Inishmore (Inis Mór, la plus grande des îles avec ses murets en pierre sèche côté ouest jusqu’aux falaises abruptes) et Achill (ses falaises vertigineuses comme celles de Croaghaun, ses plages comme Keem Beach, ses montagnes, ses tourbières sur la Wild Atlantic Way) dans l'archipel d'Aran, déjà filmé par l'Américain Flaherty (Aran, l'île des tempêtes, Man of Aran, 1934). Nous ressentons physiquement l’Irlande, nimbée de mythologie avec les banshees, ces créatures surnaturelles, messagères de l'autre monde ; nous n’en voyons qu’une.
« Je suis meilleur que cet enculé de Shakespeare ! » clamait Mc Do, suscitant quelques sarcasmes. The Banshees of Inisherin, jamais développé au théâtre, est le dernier volet de la trilogie des îles d’Aran après les pièces à succès The Cripple of Inishmaan (1996) et The Lieutenant of Inishmore (2001).
Le trèfle fend le cœur
L’image de Ben Davis est à couper le souffle, le travail de la lumière, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, est remarquable. Le long plan-séquence du parcours rapide sur la plage de la sœur Siobhán (Kerry plus Condom que Condon, à suivre, tant l’indépendance et la lucidité mènent malheureusement à être la vieille fille) remémore le superbe La fille de Ryan (Ryan's Daughter, D. Lean, 1970). La maison de Colm, le clown blanc au nom beckettien en diable (solitude, vacuité, peur de la mort entêtante, absurdité ; Pinter n’est pas loin sur fond de musique du coenien C. Burwell), est un clin d’œil, avec son toit en chaume et le mur blanchi à la chaux, à L’homme tranquille (The quiet man, J. Ford, 1952).
L’irish coffee tourne à l’aigre. Le motif est ténu, l’intrigue, mince, avec une problématique universelle sur le sens de la vie, telle que Faut-il se satisfaire du quotidien ou réclamer plus à la vie avec désordre pour conséquence ? : l’ânesse Jenny, décidément tendance, poney, vaches versus chien ; il s’agit d’intranquilles, ne manquant pas d’Eire, dont l’un veut cesser son amitié avec l’Auguste à sourcils en circonflexe et regard perdu, affligé comme un cocker, le paysan creux Pádraic Súilleabháin (Colin Farrell), pour se consacrer à l’art pour éventuellement laisser une trace sur fond, en écho à la violence des rapports interpersonnels, de fin de la guerre civile irlandaise (1922-1923) suite à la guerre d'indépendance (1919-1921). Autant dire que nous sommes loin du ripoliné Belfast (2021) du shakespearien Kenneth Branagh.
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La réalité dépasse la fiction : il m’est arrivé que des amitiés cessent sans explications, ce qui laisse pantois, une forme de sidération (souvenons-nous du morceau de bravoure de Cyrille Martinez à propos d’une poétesse dans Le poète insupportable et autres anecdotes, Questions théoriques, Forbidden Beach, 2017) ; j’ai parfois coupé abruptement le cordon mais j’en connaissais les raisons et la personne en face également.
Plutôt qu’un Aran ou un Tyrconnell, je conseille, puisque le whisky est d’origine irlandaise, un Ledaig 10 ans, mention spéciale si embouteillée aux Orcines, iodé, tourbé, smoke & spice (très adapté aussi pour le superbe Je sais où je vais, I know where i’m going !, Powell-Pressburger, 1945, qui se déroule à l’île de Mull, Tobermory, Ecosse ou l’incroyable The wicker man, R. Hardy, 1973) – malheureusement le regretté poète Gil Jouanard ne peut plus discuter autour du whisky. A consommer avec modération.
Cité dans huit catégories pour les Golden Globes, un Oscar au moins semble probable pour ce beau film, profond, un peu trop long.