Trafic de Yoann Thommerel par Alain Frontier

Les Parutions

14 févr.
2013

Trafic de Yoann Thommerel par Alain Frontier

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­ Un pessimisme rigolard

 

 

Yoann Thommerel ? Oui je connais. Il officie dans l’abbaye d’Ardenne, près de Caen (IMEC), et il est le père fondateur de la revue Grumeaux (dont la dernière livraison donne à lire un bouleversant poème de Jacques Dermarcq). Bien sûr que je connais ! Sympathique, 34 ans, et pas con du tout derrière son air de n’y pas toucher ! Et bon lecteur, avec ça ! Il faut l’avoir entendu lisant Ernst Jandl ou bien quelques épigrammes vicelardes de Martial (dans la traduction Prigent, évidemment). Aujourd’hui : Trafic. Trafic estson premier livre — pas celui d’un débutant : ni mièvre ni timoré. L’écriture est facile, directe, sans fioritures, sans coquetteries inutiles, sans crispation, décontractée même (ce qui n’exclut ni le pittoresque ni la couleur locale, si vous voyez ce que je veux dire), et portée par un dispositif astucieux : un dialogue à la Beckett, interrompu ici et là par de longues parenthèses, dans lesquelles un narrateur-commentateur bien renseigné (et dont le nom ne sera jamais dévoilé — donc impossible d’affirmer qu’il est ou n’est pas Yoann Thommerel) prend tout son temps pour y aller de ses explications, de ses leçons de choses et de ses anecdotes. Les didascalies permettent au lecteur de visualiser les scènes. Par exemple : « Cette première scène se passe à l’arrière d’un fourgon stationné devant un garage ouvert, les suivantes également. Là se trouvent deux hommes d’une trentaine d’années… » (qui est aussi l’âge de l’auteur) « … portant des sweats à capuche et des barbes. On découvre dans leurs échanges qu’ils s’appellent Midch et Fanch, mais tout aussi bien ma couille, ma caille ou mon petit cheval sauvage… » Dans une prière d’insérer, l’auteur avoue que ses deux marionnettes (auxquels se joindra un moment, ô stupeur ! Charles Pennequin lui-même, le poète, absolument vivant ! « c’est-à-dire dans la merde », ajoute le metteur en scène) « composent tant bien que mal avec leur libre arbitre et leurs contradictions, menant une vie aux relents post-punks et à la sexualité désinhibée, sans parvenir pour autant à se dédouaner complètement de leurs obligations sociales ».

Un livre drôle — et terrifiant. Terrifiant, ce monde post-moderne smartphonisé, anglomaniaque, qu’il dessine et dans lequel essaient de se mouvoir nos deux énergumènes sans espoir de décoller un jour et d'exister vraiment. Resteront bloqués dans leur époque, avec la velléité nostalgique d’une énergie qu’ils ne trouvent guère que dans les musiques qu’ils écoutent. Explication : Midch et Fanch (et Pennequin ?) se retrouvent coincés entre deux générations : derrière eux, les vieux de mai 68 (dont fait partie celui qui rédige la présente note ) ; et devant, Marta, la fille de Fanch, la violente et toujours révoltée sans bien savoir précisément contre quoi, ou qui, elle se révolte. Un univers coupé de l'histoire, coupé du politique. Il n'y a pas de passé, pas d'avenir, pas d'espace — ou si peu ! Fanch aura seulement découvert ceci, qui est un peu mieux que rien : on peut ne croire en rien du tout. Un soulagement, non ? Mais la camionnette décidément restera clouée sur son aire, indémarrable, nul voyage n’aura lieu — et tout là-haut sur la page blanche, on aperçoit un vol d’oies sauvages s’éloignant vers on ne sait quel ailleurs. Oui, assez effrayant... Seule une bonne dose d'humour permet de supporter, et l’auteur n’en manque pas.

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