L'irréel du passé de Michel Falempin par Alain Frontier
La solitude de Michel Falempin
Cher Michel Falempin, j’ai bien reçu L’irréel du passé (quel beau titre !) et je vous remercie bien vivement de votre envoi. Je suis sensible au caractère minutieux, patient, exigeant de cette méditation solitaire. Hubert Lucot m’en avait parlé et m’en avait dit beaucoup de bien. Hubert Lucot est non seulement un grand écrivain, il est un bon lecteur (un lecteur exigeant) — et sans aucun doute mieux à même que moi d’adhérer pleinement à votre projet et d’entrer dans l’écriture qu’il produit. J’éprouve pour ma part (j’insiste : c’est « de ma faute », non de la vôtre) une certaine difficulté à me laisser emporter par cette écriture, qui plutôt que de vouloir montrer les choses (fussent-elles virtuelles), s’attache à démêler, très patiemment, les relations subtiles, complexes, hésitantes qui les unissent ou pourraient les unir jusqu’à les faire exister enfin.
C’est la syntaxe que l’on voit d’abord, la construction grammaticale de la phrase. Je suis frappé, dès les premières lignes, par ce que j’appellerais volontiers votre hypercorrection grammaticale (hyper-, comme lorsqu’on dit, par exemple, hyperréalisme), laquelle semble imposer, pour ainsi dire de l’extérieur, sa logique propre, sa logique grammaticale, à votre pensée. D’où cette écriture très policée, très surveillée, voire crispée. Aucun laisser-aller. Pas assez sensuelle, peut-être ? comme si le « réel » était seulement une supposition de l’esprit. J’étouffe un peu en vous lisant, il me prend l’envie de voir, de toucher, de sentir, de me heurter à quelque chose de dur et de concret qui existerait en dehors de moi (voire contre moi) — ce qui évidemment nous éloigne de votre projet.
Paradoxalement, j’aime vos parenthèses. Sans doute elles compliquent encore une syntaxe qui elle-même était déjà complexe, et par conséquent augmentent encore la difficulté de la lecture. Mais elles m’intéressent en ceci qu’elles sont une objection à la construction le plus souvent périodique de la phrase. J’entends par phrase périodique une phrase faite d’un grand nombre de propositions encastrées les unes dans les autres et qui, malgré sa complexité syntaxique, ne perd jamais le fil de son propos et retombe finalement sur ses pieds, de telle sorte que la phrase se clôt sur elle-même en présentant un sens achevé, complet, qu’elle a en quelque sorte enfermé dans sa certitude. Les parenthèses affirment que la vérité est toujours moins simple (moins simpliste) qu’on pourrait le croire d’abord et moins sûre que ne pouvait le laisser entendre la phrase qu’elles interrompent.
Que j’éprouve une certaine difficulté à entrer dans votre écriture, à y adhérer franchement, ne m’empêche pas de l’admirer et de reconnaître ses qualités, évidemment ! et ses indéniables beautés — quand par exemple une forme, un geste, une couleur émergent et se dessinent comme sur la toile d’un peintre impressionniste. Certaines phrases, comme celle qui, au tout début du livre, montre « la dispersion aléatoire, profuse, orange, invraisemblable, de petits cylindres étroits — les cheminées », m’ont procuré une très grande émotion esthétique.
J’ai eu la curiosité de rouvrir L’écrit fait masse. Pour voir. Pour me souvenir. Même respect de la langue, mais une richesse de vocabulaire beaucoup plus présente (c’est le vocabulaire qu’on voit d’abord, plus que la syntaxe de la phrase), et une orientation tout autre. L’ensemble de la bibliothèque semble s’y déverser, oui : jusqu’à faire masse, mais une masse en mouvement, entraînée dans une marche que rien n’arrête, comme une énorme manif. Le regard jeté sur les cultures était un regard révolutionnaire, nous étions politiques, nous voulions refaire le monde. Le monde est resté ce qu’il était, et nous sommes rentrés en nous-mêmes. Je regarde la date de parution : 1976. La différence qui sépare un livre de l’autre mesure le temps qui a passé. L’écrit fait masse relevait de la poésie épique, L’irréel du passé est un voyage solitaire au fond de vous-même.