Nébulosités par Christian Bernard
pour Marianne Massin
Une amie philosophe (la précision n’est pas fortuite) me fait parvenir une image avec ses voeux de bon rétablissement. Depuis trois jours, ma fenêtre d’hôpital ne me donne rien d’autre à voir qu’un voile de brume gris clair et tout uni au milieu du jour. Aucune profondeur de champ (je sais qu’elle est vaste en réalité), c’est comme s’il n’y avait simplement rien derrière les arbres dont j’aperçois les griffes des cimes effeuillées à un jet de pierre du balcon où le froid m’interdit de mettre le nez. Non seulement je suis dans le brouillard consécutif aux narcoses que je viens de subir, mais encore le monde que je peine en l’occurrence à qualifier d’extérieur m’est tout entier obnubilé par ce phénomène atmosphérique si courant à Genève que je me demande si l’austérité calviniste n’est pas simplement l’effet de cette fréquente soustraction météorologique (dans mon cas, je n’ose dire ablation) des objets agréables du monde matériel.
En tout cas, c’est derrière un balcon sur le néant que je considère l’évolution des traitements appliqués à mon corps dont les tuyauteries qui le drainent devraient le vider de ce que je redoute le plus, ces bien concrets caillots de sang qui obstruent régulièrement ma vessie. Sans doute ces observations sont-elles assez prosaïques mais du nuage, de l’idée poétique que je m’en faisais comme tout un chacun, j’ai du mal à penser qu’il puisse être l’objet circonscrit d’une chasse, a fortiori d’un art de la chasse, de la virtuosité d’un Chasseur de nuages comme en représente la curieuse photographie de mon amie quand je suis plutôt enclin ces jours-ci à me sentir la proie d’un super prédateur qui aurait encoconné la clinique dans une immense nébuleuse dont les déterminations spatio-temporelles seraient en quelque sorte suspendues sine die, comme une hypothèse méritant qu’on y revienne, le cas échéant.
Les peintres ont toujours eu du mal avec les nuages (avec les ciels étoilés aussi). Il est plaisant de constater que presque rien de l’âme humaine n’a échappé aux pinceaux des maîtres de la Renaissance et des siècles suivants — à croire que cette histoire d’âme humaine a été inventée de toute pièce pour fournir du travail à l’humanisme en peinture — alors que les nuages, les malheureux nuages, ont toujours résisté à leur simple figuration. Si torve ou obtus soit-il, un regard a encore quelque chose à nous dire tandis qu’un nuage n’est tantôt qu’une fade flaque sur le papier tantôt un écheveau d’ouate plus ou moins salie et dont on se demande comment elle peut flotter en l’air. Mais nous nous sommes tous laissé aller à découvrir dans les vrais nuages les images les plus saisissantes d’une éphémère mimésis naturelle. Les poètes en ont fait une grande ferme allégorique, les amoureux des occasions de se sentir moins seuls, les charlatans des arguments pour leurs suggestions monnayables. C’est peut-être cela qui vaut philosophiquement dans cet objet si diffus, si intangible : nul ne saurait en être tout à fait dupe quand chacun peut encore trouver à s’en émouvoir.
Clinique Générale Beaulieu, 16 décembre 2013