26 déc.
2009
Loin des effets de surface par Christian Bernard
Les décennies sont d'utiles unités de mesure du temps mais il est rare que l'histoire s'y loge docilement. Ainsi de celle qui s'achève bientôt, la première du XXIe siècle. Il est évidemment trop tôt pour dire ce que la postérité en sauvera. L'exercice est très périlleux. Qu'est-ce qui a réellement marqué la scène de l'art contemporain au cours des dix dernières années ? Le changement de siècle et de millénaire s'est-il traduit dans l'activité artistique ? …videmment non. Si l'on prend deux événements encore récents qui ont marqué la conscience occidentale et qui ont été présentés comme des moments de bascule décisifs, la chute du Mur de Berlin (9 novembre 1989) et l'attaque du World Trade Center de New York (11 septembre 2001), on constate aisément qu'ils n'ont pas retenti durablement sur les formes de l'art.
Mais s'il fallait situer un tournant dans le cours de l'art, c'est bien dans la deuxième moitié des années quatre-vingt du siècle passé qu'il faudrait le situer. Et ce changement majeur, c'est l'accélération du mouvement général de la mondialisation qui en est à la fois l'horizon et la cause. L'effondrement du bloc soviétique n'en est qu'un aspect. Une critique américaine avait alors lumineusement résumé la nouvelle donne : l'histoire de l'art avait basculé dans la géographie. L'exposition Les Magiciens de la Terre (Paris, 1989) en a dressé magistralement la première cartographie. En effet, ce qui caractérise désormais l'art actuel, c'est sa condition plurielle, la fin de la domination des critères occidentaux, la coexistence à l'échelle mondiale de formes diversement acculturées. Il n'y a plus de capitale de l'art comme Paris a pu l'être jusqu'à la dernière Guerre Mondiale ou comme New York l'est ensuite devenue. Le monde l'art est devenu multipolaire. La Tate Modern en a esquissé la généalogie au long du XXe siècle en 2001 dans une mémorable exposition (Century City. Art and Culture in the Modern Metropolis).
L'information va partout en temps réel via internet et les œuvres circulent sur tous les continents à travers les expositions biennales ou triennales ou bien les foires commerciales qui se sont multipliées ces vingt dernières années. Il n'y a jamais eu autant d'artistes, autant d'expositions, autant de lieux voués à l'art, autant de collectionneurs, d'amateurs, de visiteurs que durant cette période. L'évolution des pratiques culturelles dans les vieilles nations, le développement de ces pratiques dans les pays émergents, les progrès de l'éducation, les conquêtes du féminisme, la reconnaissance des minorités, toutes ces données ont changé l'art aussi bien quantitativement que qualitativement. Un des effets de cette évolution, au cours de la première décennie du nouveau siècle, a été la démultiplication des figures du monde de l'art.
En particulier, celle du commissaire d'exposition, autrement nommé le curateur. À l'« auteur d'exposition » incarné, sinon inventé, par le suisse Harald Szeemannn, s'est progressivement substitué le « collectif curatorial ». Les expositions de groupe sont aujourd'hui souvent conçues et réalisées en commun par des commissaires associés. Cela tient, d'une part, à l'impossibilité croissante de maîtriser l'information sur une scène artistique en expansion exponentielle et, d'autre part, à un attrait nouveau pour le débat, le partage, l'identité communautaire, l'être-ensemble post-familial, plutôt que pour la proposition personnelle assumée singulièrement. L'« esthétique relationnelle » théorisée par Nicolas Bourriaud dès 1996 s'est largement imposée comme la nouvelle vulgate de l'art contemporain. Le vieux rêve d'un art au service du lien social y a revêtu ses habits neufs. Tout cela implique que la dimension anthropologique d'une œuvre et sa capacité a susciter des formes de convivialité sont aujourd'hui des critères qui prévalent nettement sur les considérations formelles ou esthétiques.
Un autre trait des deux derniers lustres a été, sur un tout autre plan, l'affolante croissance de la bulle spéculative sur le marché de l'art. Des œuvres y ont atteint des sommets aberrants, des artistes y ont été insensément surestimés et l'impact médiatique de ces opérations financières a fait croire que l'art y était en jeu et y trouvait sa vraie valeur alors qu'il y perdait son âme et toute signification recevable, tandis que la critique et les institutions devaient se contenter de compter les points d'une partie qui se moquait de leur expertise. La figure du « grand collectionneur » s'est alors imposée, nouvelle diva d'un jeu social biaisé où l'appréciation des œuvres s'établit sur son quotient d'appartenance aux prétendues « collections privées » de référence. L'éclatement de cette bulle spéculative à la faveur de la crise actuelle n'a fait qu'atténuer les dégâts de cette nouvelle « classe critique ».
Si je ne devais retenir de cette masse incommensurable d'événements artistiques que quelques manifestations exemplaires à mes yeux, je voudrais ne pas oublier les rétrospectives de Rirkrit Tiravanija au Musée d'art moderne de la Ville de Paris (Couvent des Cordeliers, 2005) et de Claude Closky au Musée d'art contemporain du Val-de-Marne (Macval, 2008). Dans l'un et l'autre cas, ces artistes ont complètement renouvelé l'idée même de rétrospective en proposant une récapitulation de leur travail fondée sur une réinvention intégrale de leurs œuvres. Belle leçon de créativité et de réflexivité, aux antipodes des stratégies marchandes. De même, garderai-je longtemps en mémoire les expositions de Charles Ray dans la galerie Matthew Marks à New York en 2006 (A Four Dimensional Being Writes Poetry on a Filed With Sculptures) et du suisse Ugo Rondinone au Palais de Tokyo à Paris en 2007 (The Third Mind). Ces deux artistes y ont créé des formes nouvelles de l'hommage et de l'expression de la dette en rassemblant de façon inédite et étonnamment éclairante des œuvres des artistes, connus ou non, qui les ont marqués.
Quand l'art se fait exercice d'admiration et de gratitude, quand il s'émancipe des poncifs qui font les groupes et des cadres qui rétrécissent l'histoire, quand les artistes remettent entièrement en jeu leur œuvre et exaltent leurs ressources improgrammées, alors rien de l'époque ne saurait les dater. Et c'est ainsi que s'écrit l'histoire, loin des récits de surface.
Mais s'il fallait situer un tournant dans le cours de l'art, c'est bien dans la deuxième moitié des années quatre-vingt du siècle passé qu'il faudrait le situer. Et ce changement majeur, c'est l'accélération du mouvement général de la mondialisation qui en est à la fois l'horizon et la cause. L'effondrement du bloc soviétique n'en est qu'un aspect. Une critique américaine avait alors lumineusement résumé la nouvelle donne : l'histoire de l'art avait basculé dans la géographie. L'exposition Les Magiciens de la Terre (Paris, 1989) en a dressé magistralement la première cartographie. En effet, ce qui caractérise désormais l'art actuel, c'est sa condition plurielle, la fin de la domination des critères occidentaux, la coexistence à l'échelle mondiale de formes diversement acculturées. Il n'y a plus de capitale de l'art comme Paris a pu l'être jusqu'à la dernière Guerre Mondiale ou comme New York l'est ensuite devenue. Le monde l'art est devenu multipolaire. La Tate Modern en a esquissé la généalogie au long du XXe siècle en 2001 dans une mémorable exposition (Century City. Art and Culture in the Modern Metropolis).
L'information va partout en temps réel via internet et les œuvres circulent sur tous les continents à travers les expositions biennales ou triennales ou bien les foires commerciales qui se sont multipliées ces vingt dernières années. Il n'y a jamais eu autant d'artistes, autant d'expositions, autant de lieux voués à l'art, autant de collectionneurs, d'amateurs, de visiteurs que durant cette période. L'évolution des pratiques culturelles dans les vieilles nations, le développement de ces pratiques dans les pays émergents, les progrès de l'éducation, les conquêtes du féminisme, la reconnaissance des minorités, toutes ces données ont changé l'art aussi bien quantitativement que qualitativement. Un des effets de cette évolution, au cours de la première décennie du nouveau siècle, a été la démultiplication des figures du monde de l'art.
En particulier, celle du commissaire d'exposition, autrement nommé le curateur. À l'« auteur d'exposition » incarné, sinon inventé, par le suisse Harald Szeemannn, s'est progressivement substitué le « collectif curatorial ». Les expositions de groupe sont aujourd'hui souvent conçues et réalisées en commun par des commissaires associés. Cela tient, d'une part, à l'impossibilité croissante de maîtriser l'information sur une scène artistique en expansion exponentielle et, d'autre part, à un attrait nouveau pour le débat, le partage, l'identité communautaire, l'être-ensemble post-familial, plutôt que pour la proposition personnelle assumée singulièrement. L'« esthétique relationnelle » théorisée par Nicolas Bourriaud dès 1996 s'est largement imposée comme la nouvelle vulgate de l'art contemporain. Le vieux rêve d'un art au service du lien social y a revêtu ses habits neufs. Tout cela implique que la dimension anthropologique d'une œuvre et sa capacité a susciter des formes de convivialité sont aujourd'hui des critères qui prévalent nettement sur les considérations formelles ou esthétiques.
Un autre trait des deux derniers lustres a été, sur un tout autre plan, l'affolante croissance de la bulle spéculative sur le marché de l'art. Des œuvres y ont atteint des sommets aberrants, des artistes y ont été insensément surestimés et l'impact médiatique de ces opérations financières a fait croire que l'art y était en jeu et y trouvait sa vraie valeur alors qu'il y perdait son âme et toute signification recevable, tandis que la critique et les institutions devaient se contenter de compter les points d'une partie qui se moquait de leur expertise. La figure du « grand collectionneur » s'est alors imposée, nouvelle diva d'un jeu social biaisé où l'appréciation des œuvres s'établit sur son quotient d'appartenance aux prétendues « collections privées » de référence. L'éclatement de cette bulle spéculative à la faveur de la crise actuelle n'a fait qu'atténuer les dégâts de cette nouvelle « classe critique ».
Si je ne devais retenir de cette masse incommensurable d'événements artistiques que quelques manifestations exemplaires à mes yeux, je voudrais ne pas oublier les rétrospectives de Rirkrit Tiravanija au Musée d'art moderne de la Ville de Paris (Couvent des Cordeliers, 2005) et de Claude Closky au Musée d'art contemporain du Val-de-Marne (Macval, 2008). Dans l'un et l'autre cas, ces artistes ont complètement renouvelé l'idée même de rétrospective en proposant une récapitulation de leur travail fondée sur une réinvention intégrale de leurs œuvres. Belle leçon de créativité et de réflexivité, aux antipodes des stratégies marchandes. De même, garderai-je longtemps en mémoire les expositions de Charles Ray dans la galerie Matthew Marks à New York en 2006 (A Four Dimensional Being Writes Poetry on a Filed With Sculptures) et du suisse Ugo Rondinone au Palais de Tokyo à Paris en 2007 (The Third Mind). Ces deux artistes y ont créé des formes nouvelles de l'hommage et de l'expression de la dette en rassemblant de façon inédite et étonnamment éclairante des œuvres des artistes, connus ou non, qui les ont marqués.
Quand l'art se fait exercice d'admiration et de gratitude, quand il s'émancipe des poncifs qui font les groupes et des cadres qui rétrécissent l'histoire, quand les artistes remettent entièrement en jeu leur œuvre et exaltent leurs ressources improgrammées, alors rien de l'époque ne saurait les dater. Et c'est ainsi que s'écrit l'histoire, loin des récits de surface.