Libérons Paul Celan de l’emphase autoritaire d’Anselm Kiefer par Christian Bernard
Anselm Kiefer est tenu sur la scène internationale de l’art contemporain pour un très grand artiste. Ses œuvres figurent dans la plupart des grands musées du monde sans parler des « collections » privées, il est révéré partout, tout lui semble permis. Il est possible que cette situation soit justifiée et qu’elle soit appelée à perdurer. Pourquoi pas ? Sur le plan des moyens plastiques et de l’ambition affichée par ses vastes œuvres, il faut reconnaître à Kiefer une puissance efficace. Il sait y faire.
Je ne partage pas cette admiration dévote des milieux culturels et des marchés pour cet artiste adoubé en son temps par Joseph Beuys lui-même. Cette dévotion recuite confine au ridicule dans bien des cas. Le désastre de l’Allemagne engloutie dans l’abomination nazie n’a-t-il pas eu en Beuys l’artiste qui avait su l’exprimer et qui avait entrepris de relever sans emphase ce pays vaincu ?
Fallait-il que vienne un inlassable illustrateur de la désolation, un imagier chic du pire ? Kiefer a fait son fonds de commerce de l’évocation de l’Allemagne nazie, cette Allemagne ivre de rêves de grandeur millénaire. Les tableaux de Kiefer sont hantés par ce passé ineffaçable, ils sont fascinés par les ruines incendiées de ces rêves. Et à leur tour ils usent des moyens de la fascination par la « grandeur » pour imposer le respect aux regardeurs.
L’art de Kiefer est un art de la domination. Il nous rapetisse, il nous réduit par son imagerie grandiloquente et la taille exceptionnelle de ses œuvres. C’est comme si une forme sublimée de nostalgie les avait peintes. Comment ne pas y voir une complaisance obsessionnelle ? Et comment ne pas y retrouver l’esbroufe des artistes pompiers ?
Anselm Kiefer est peut-être le dernier des pompiers, il est sûrement leur émule distingué. Car non content de ressasser les paysages mortifères de nos mémoires meurtries, il s’approprie benoîtement Paul Celan dont il parsème ses œuvres de vers choisis. Je n’y vois qu’une prise d’otage qui lui rallie les poètes ébaubis et les génuflecteurs de la pensée.
Comment ne pas voir tout ce qui oppose l’écriture de Celan à la boursouflure pathétique de Kiefer ? Comment ne pas se sentir mal à l’aise devant cette débauche de tableaux démesurés qui nous toisent en nous distillant des morceaux choisis du poète qui n’en peut mais ? Il y a là un contresens qui est devenu le piège à gogos le plus dérisoire de l’époque.
Peut-être Anselm Kiefer est-il un grand artiste. Je connais de ses œuvres qui m’ont touché et que j’admire. Mais la basse continue de son indécent citationnisme devrait être entendue.