Claude Lévêque et les nouveaux censeurs par Christian Bernard
La révélation par Laurent Faulon des agissements de prédateur sexuel de Claude Lévêque à son encontre a sidéré beaucoup d’acteurs du monde de l’art. Qui ne l’avait pas exposé dans les centres d’art, les Frac, les biennales, les galeries, les musées ? Il était tenu en France pour l’un des meilleurs artistes de sa génération, il avait représenté son pays à Venise, il figurait dans de très nombreuses collections, etc. On a dit aussi que « tout le monde savait » pour incriminer la complaisance d’un milieu arrogant. Ceux qui ont dit cela, je pense en particulier à Stéphane Corréard, sont indécents. Ils ne peuvent de fait se décompter du nombre de « ceux qui savaient » et par conséquent de la quantité des complices qu’ils dénoncent.
Je ne savais pas. J’ai pourtant exposé Claude Lévêque à cinq reprises : au Mamco à Genève, à la Biennale de Venise, au château d’Arenthon à Alex, au Frac Pays de la Loire à Carquefou et au Printemps de septembre à Toulouse (en même temps que Laurent Faulon). J’ai montré plusieurs fois la très forte installation qui appartient aux collections du Mamco. J’ai écrit sur son travail. J’ai donc nécessairement côtoyé cet artiste en maintes circonstances. Je l’ai parfois vu accompagné de jeunes gens, ses assistants disait-il, je ne l’ai jamais vu faire un geste qui aurait dévoilé une inclination sexuelle quelconque. C’est ainsi.
Il faut admettre que la sensibilité actuelle aux « violences sexuelles » infligées aux enfants est un phénomène récent et donc tardif. Il y a dix, vingt ou trente ans, la société ne voyait pas cela aussi clairement. Sans parler des années 1970 et de la première moitié des années 1980. La liberté sexuelle était alors ouverte par principe. Le Sida était sa seule limite. Les Tony Duvert, Bernard Faucon, René Schérer et autres étaient alors en vue et appréciés. Notre monde est redevenu plus normatif et protecteur dans ce domaine comme dans d’autres. Les victimes ont pris place dans le jeu social et politique. La figure de la victime s’est diversifiée.
Aujourd’hui, la carrière de Claude Lévêque semble durablement interrompue. Personne n’osera montrer son travail, personne n’osera l’acheter publiquement. Les institutions vont organiser sa disparition. Pathétique résultat d’une juste plainte. Il y a quelque chose d’infâme dans cet escamotage automatique d’une œuvre admirée l’instant d’avant. Honte soit sur les nouveaux censeurs, pourtant « ceux qui savaient ».
On mesurera un jour comment, petit à petit, les pouvoirs publics ont délégué la censure aux responsables institutionnels. Profession servile s’il en est. Qui se souvient du temps où nous protestions régulièrement contre les actes de censure des élus de tous bords ? Ils s’en lavent aujourd’hui les mains : « Circulez, il n’y a plus rien de déviant à voir ! »