06 juin
2011
Éloge du vernissage par Christian Bernard
Je feuilletais ce matin-là le bilan annuel d'un musée et mon regard glissait sur le papier glacé quand une page l'arrêta : deux photos y montraient des salles où des visiteurs nombreux attestaient de la bonne fréquentation du lieu, de son ambiance « animée ». Sans doute des scènes de vernissage car la plupart de ces visiteurs parlaient entre eux par petites grappes. Ce qui avait capté mon attention, c'est que personne ne regardait les œuvres exposées. Le soir même, je me rendis à mon tour dans un autre musée pour y assister à l'inauguration d'une exposition d'objets « sauvages » comme disaient avec délectation les surréalistes. L'exiguïté des lieux, leur structure labyrinthique, le ballet acrobatique des personnels qui promenaient canapés et coupes de champagne, la sévère placidité des agents de sécurité, la fébrilité du photographe, la cohue d'invités que tout disait de marque, au moins économique, toute cette densité mondaine empêchait presque quelques visiteurs de se frayer un accès vers les vitrines où des œuvres d'exception semblaient contempler son grouillement depuis les lointains balcons de l'éternité.
Il est facile d'ironiser sur ce rite paradoxal du monde de l'art qu'est le vernissage. Chaque infra-monde social a ses cultes, ses codes, ses usages, ses travers et ses ridicules. Le moraliste y glane à foison sa pâture mais il manque dans notre affaire de saisir comment existent les objets reçus ou proposés au nom de l'art. En effet, un artefact ne devient une « œuvre d'art » que dans un processus au terme duquel il est en quelque sorte acclimaté au milieu qui l'institue. Une œuvre d'art est ainsi toujours en situation : dans les lieux de l'art, les publications, les mémoires, les conversations, etc. Nous connaissons par exemple beaucoup plus d'œuvres que nous n'en verrons jamais « en vrai ». Mais celles que nous n'avons vues qu'en reproduction n'en existent pas moins pour nous, tout comme celles dont nous avons entendu parler un jour ou dont nous avons lu l'évocation ou la description.
Où l'art a-t-il lieu ? Où commence, où finit une œuvre d'art ? Il ne suffit pas qu'une « œuvre » existe physiquement pour que sa matérialité lui garantisse son statut artistique. Il lui faut bien être prise en charge par des regards, des réflexions, des commentaires, des appréciations, des légendes, des images, des institutions, des cérémonies, des attentes, des souvenirs, etc. Il lui faut un contexte de réception matériel et immatériel. Et l'ensemble de ses occurrences dans les différentes strates ou formes de ce contexte constitue le champ d'existence d'une œuvre. L'ignorance et l'oubli sont ses seules limites. Si peu avertis ou sceptiques que nous soyons, nous admettons, fût-ce à regret, qu'un objet présenté dans un musée, une galerie, un atelier, une revue spécialisée, un cercle d'amateurs supposément éclairés « est » une œuvre d'art. Ainsi l'art a-t-il lieu partout où des objets sont admis à son titre, autrement dit partout où se manifeste la croyance en lui. Et l'on sait qu'il n'est besoin ni de voir ni de savoir pour croire. L'œuvre d'art est donc co-extensive à sa diffusion réelle et virtuelle. Et si ses destinataires la valident comme telle, elle en suscite symétriquement le cercle. Ainsi contribue-t-elle à sa manière à l'institution de la société. C'est pourquoi la comédie sociale du vernissage, où l'on vient moins pour regarder que pour être vu, n'est pas aussi frivole qu'on pourrait le vouloir. Si indirectement que s'y exprime la croyance en l'art, ce dernier ne lui doit-il pas une part de ses conditions de possibilité en même temps que la société lui doit un des rituels où se retissent régulièrement certains de ses liens ?
Il est facile d'ironiser sur ce rite paradoxal du monde de l'art qu'est le vernissage. Chaque infra-monde social a ses cultes, ses codes, ses usages, ses travers et ses ridicules. Le moraliste y glane à foison sa pâture mais il manque dans notre affaire de saisir comment existent les objets reçus ou proposés au nom de l'art. En effet, un artefact ne devient une « œuvre d'art » que dans un processus au terme duquel il est en quelque sorte acclimaté au milieu qui l'institue. Une œuvre d'art est ainsi toujours en situation : dans les lieux de l'art, les publications, les mémoires, les conversations, etc. Nous connaissons par exemple beaucoup plus d'œuvres que nous n'en verrons jamais « en vrai ». Mais celles que nous n'avons vues qu'en reproduction n'en existent pas moins pour nous, tout comme celles dont nous avons entendu parler un jour ou dont nous avons lu l'évocation ou la description.
Où l'art a-t-il lieu ? Où commence, où finit une œuvre d'art ? Il ne suffit pas qu'une « œuvre » existe physiquement pour que sa matérialité lui garantisse son statut artistique. Il lui faut bien être prise en charge par des regards, des réflexions, des commentaires, des appréciations, des légendes, des images, des institutions, des cérémonies, des attentes, des souvenirs, etc. Il lui faut un contexte de réception matériel et immatériel. Et l'ensemble de ses occurrences dans les différentes strates ou formes de ce contexte constitue le champ d'existence d'une œuvre. L'ignorance et l'oubli sont ses seules limites. Si peu avertis ou sceptiques que nous soyons, nous admettons, fût-ce à regret, qu'un objet présenté dans un musée, une galerie, un atelier, une revue spécialisée, un cercle d'amateurs supposément éclairés « est » une œuvre d'art. Ainsi l'art a-t-il lieu partout où des objets sont admis à son titre, autrement dit partout où se manifeste la croyance en lui. Et l'on sait qu'il n'est besoin ni de voir ni de savoir pour croire. L'œuvre d'art est donc co-extensive à sa diffusion réelle et virtuelle. Et si ses destinataires la valident comme telle, elle en suscite symétriquement le cercle. Ainsi contribue-t-elle à sa manière à l'institution de la société. C'est pourquoi la comédie sociale du vernissage, où l'on vient moins pour regarder que pour être vu, n'est pas aussi frivole qu'on pourrait le vouloir. Si indirectement que s'y exprime la croyance en l'art, ce dernier ne lui doit-il pas une part de ses conditions de possibilité en même temps que la société lui doit un des rituels où se retissent régulièrement certains de ses liens ?