HENRI DELUY (1931-2021) par Patrick Beurard-Valdoye
Henri Deluy avait la fermeté du décideur autant que la souplesse du danseur de tango. Longtemps il crut au vers, cette « exigence de vertu », et milita pour un type de vers sobre quasi anti-lyrique. Un cadre formel, avec sa logique métrique - voire arithmétique – nourrie de l’histoire, creusant vers l’avant. Pour ne pas en dire trop.
Ce qui ne l’empêcha pas de publier L’amour charnel (Flammarion, 1994), dont la deuxième partie s’intitule « La vérité, c’était de la prose ».
Car il avait un rire aux éclats parlant. Mémoire vivante de soixante ans d’arts poétiques, il connut presque tout le monde. Il connut vraiment, en personne, et il pouvait déplacer une demi-montagne pour une rencontre. Parmi les surréalistes il appréciait particulièrement René Crevel, dont les provocations aux réunions de la place Blanche faisaient de lui quelqu’un « d’impossible ».
Il était habité par la poésie, mot qu’il n’aimait pas trop, espérant faire sortir le poème de la poésie, pour en élargir le champ. Il était habité par les poèmes des autres. Surtout ceux de Maïakovski, de Tsvétaïeva, ou d’Akhmatova, ou de Mandelstam, qu’il a traduits. Son Maïakovski, l’amour, la poésie, la révolution (Le temps des cerises) par exemple, mêlant choix de poèmes traduits, images de Rodtchenko et adresses personnelles à Maïakovski, est une vibrante réussite.
Il traduisait souvent en binôme. Du néerlandais, avec sa fille Saskia. Si dans la langue source il y avait des néologismes, il faisait en sorte de restituer le poème dans un français impeccable. Il pratiquait une belle langue, homogène.
Son ouverture réjouissait. Et il savait écouter, toujours aux aguets, à l’affut. Un jour, je lui demandais ce qui l’intéressait chez Kurt Schwitters. C’est qu’à Prague, jadis, Henri avait été invité chez de vieux poètes tchèques, qui lors d’une nuit arrosée à la slivovitz, avaient raconté passionnément la soirée Dada avec Schwitters et Hausmann à laquelle ils avaient assisté.
Sa bibliographie dépasse trois pages complètes. Il écrivait vite, mais revenait sans cesse, insatisfait, luttant contre la facilité et l’immédiateté. Dans Les Goudes (que l’on entend lu par l’auteur sur le site du CIPM), évoquant le trajet régulier de l’auteur marchant le long de la mer silencieuse :
Quelques phrases étaient toujours de trop
j’essayais de les éliminer avant d’arriver
Parfois – par un silence prolongé – parfois
Par une surcharge que j’ajoutais
A l’EHPAD marseillais où il vécut ses derniers mois, paralysé, lui lisant des extraits de L’heure dite (Flammarion), je me suis arrêté sur un diptyque : « Ah ! c’est beau ça ! » Mais l’on ne pouvait pas parler de la beauté d’un poème. Il rectifia donc, avec le sourire : « C’est pas si mal ! ». Ma visite s’est conclue par ces mots : « Henri, merci pour tout ce que tu as fait ! ». Et sa réponse : « Pas de quoi ! Ciao ! ».