L'externe Alain Jouffroy par Patrick Beurard-Valdoye
Ami de Marcel Duchamp, des Surréalistes, des Nouveaux Réalistes, des Pop Artistes américains et européens, Alain Jouffroy en poète - dans la filiation de Baudelaire ou Apollinaire - était aussi une grande figure de la critique d’art.
Ses apparitions au comité de rédaction de la revue Opus international étaient chaque fois intenses. Il savait tenir tête point par point aux partis pris de tel commissaire d’exposition, dossiers solides à l’appui.
Il m’avait invité dans sa maison normande pour réaliser un entretien au sujet de Daniel Spoerri. Nous avons marché, mangé, bu, ri, nous avons travaillé toute la nuit. A l’aube, épuisé, j’ai déclaré forfait. Au petit déjeuner l’excitation était à son comble. Il n’avait pas dormi, et venait d’ouvrir ses archives. C’était l’époque - dont nous n’avons plus guère idée - de l’arrivée de Spoerri dans un hôtel misérable parisien, où ils se rencontrèrent.
Quand nous nous voyions, il pouvait ouvrir un livre d’Heidegger rempli de notes au crayon, et le commenter en marchant. Ou bien nous nous « disputions » à propos de Rimbaud à Stuttgart : rue Wagner ou chez Wagner ?
Quand un espace se refermait il en créait un autre. Il avait impulsé la collection Poésie / Poche de Gallimard. Explorateur des paradoxes il inventa l’Externet.
Le poète m’a un jour parlé de sa rencontre avec un jeune homme. Celui-ci s’apprêtait à mettre fin à ses jours. Sur le chemin de la déroute il entra, en désespoir de cause, dans une librairie. Il y avait sur une table un livre d’Alain Jouffroy, dont il lut deux ou trois poèmes. Il acheta l’ouvrage, rentra chez lui puis devint poète. « Celui qui sauve un homme sauve l’humanité ».
Cette énergie hors du commun, cette vivacité, cette veille aux aguets, on la percevait dans ses rares lectures en public. Sa voix alerte, sans entrave, déterminée, contrastait avec celle de surréalistes parfois gênés en public, et auxquels il fut trop longtemps rattaché, au prétexte fallacieux d’être le dernier d’entre eux.
Il nous reste à lire ou relire ses livres. Mon préféré est Aube à l’antipode au Soleil noir.