Tache jaune Monochrome bleu Sorte de blanc par Patrick Beurard-Valdoye
Éric Villeneuve : L'UBI-CITÉ DU NOM PROPRE
Se pourrait-il que, s'appelant Villeneuve, l'on soit porté sur l'architecture, l'urbanisme, le bâti ? Ou que l'on soit attiré par la construction d'espaces adossés à nos villes ; que l'on soit tenté d'inventer cinématographiquement des mondes où l'archive, la trace et l'écriture fondent l'imaginaire (Denis Villeneuve : Premier contact ou bien Blade Runner 2049) ?
Ou que le flâneur, colporteur d'espaces, traversant la ville, se focalise sur ses toponymes, leur sonorité, leur couleur et leur texture, jusqu'à les transformer en patronyme. Jusqu'à conférer aux noms propres des cartographies urbaines, l'apparence de figures douées d'une voix ?
Dans le livre d'Éric Villeneuve, ces mots énoncés depuis des lieux-dits se matérialisent, comme précipités une fois prononcés ; reliquats de parole reprenant l'aspect muet, d'où suinte pourtant du dire.
C'est par un nom propre que l'on entre dans l'ouvrage. Pour Paul Otchakovsky-Laurens. Chacune, chacun mesure un drame probable, par l'écart entre cette dédicace, et la bienveillance faite au livre par les éditions LansKine.
Il faut rappeler qu'Éric Villeneuve est l'auteur discret de quatre ouvrages exigeants publiés par P.O.L, dont le premier Grouge (alors Hachette / P.O.L) en 1981. L'auteur n'avait que 22 ans. Signalons aussi – joyau dans l'université française – une thèse de doctorat ès lettres écrite sous forme de fiction qui deviendra, presque à l'identique, Le morticien (P.O.L, 1987).
Il y eut entre chaque livre paru, des durées de plus en plus espacées. Neuf ans. Quinze ans pour le dernier. Il y eut parallèlement une évolution esthétique. Si les premiers ouvrages appartiennent au genre roman des pionniers Jules Verne et Daniel Defoe, ce livre – comme le précédent – est constitué de sections ou passages. On pourrait parler de fragments, d'incises et de bifurcations, visant à désolidariser le récit de la temporalité historiciste et du principe de causalité. Les 64 sections d'une à deux pages définissent un récit poétique, où le curseur est sur le flanc du merveilleux plus que du plausible, pour reprendre les fameux critères benjaminiens distinguant le roman du conte (le Narrateur parfois traduit par Le conteur).
Nous sommes de fait dans un conte, du côté de chez Andersen, et plus encore de Kafka. La magie des noms de lieux opère. Le plus souvent indications muettes dans la ville, ils deviennent ici dalles d'un gué au milieu de la rivière langue : Odense ou Jensens. Par sa mystérieuse emprise sur la réalité urbaine et historique, le conte nous invite à suivre le narrateur y pénétrant, un peu à la manière d'Orphée (Jean Cocteau) traversant le miroir après avoir répondu à la question : "Qu'est-ce qu'être poète ?"
Le narrateur ? Plutôt le lecteur, qui dispose les noms pour esquisser son chemin à l'intérieur du conte. C'est que tout nom est un lieu, à perte de vue. Nous voici, grâce à tel vêtement – le perméable – et grâce à d'autres mots aptes à se retourner en leur contraire, translatés dans un espace inconnu. Ce regain de fraicheur, teinté de merveilleux, je le dois au ciré jaune (page 54). JE est accueilli en cette cité nouvelle. En ce monde gémellaire. Le regard s'oriente vers les noms propres, des noms qui existent pour la rencontre d'imaginaires. Y a-t-il une ère linguistique où le merveilleux est particulièrement préservé, sinon le toponyme ? Il est lieu-dit, doublé d'une zone de doute et de mystère qu'on appellera lieu-tu. Quant aux noms de couleur, ils appartiennent également à cette cité des merveilles. Certains deviennent personnages : Tache jaune, ou Monochrome bleu ou encore Sorte de blanc en font partie. Ils s'incarnent. Ce sont les enfants perdus du conte. L'apparition d'une figure, au contraire des usages du roman classique, n'est pas programmée. Épiphanique, au sens joycien, elle résulte du mouvement du texte, elle suit son cours ; elle naît de la croissance de sa forme. Il arrive qu'une apparition n'appartienne pas au conte.
Les toponymes sont perçus comme exigeants. Dès lors que nous leur prêtons attention, ils se saisissent d'une part de nous-mêmes (page 57).
Notre lecteur est invité à combiner les mots que Sorte de blanc a délivrés. En voici leur dépôt : Rien resté vie d'avant (page 82).
Rien resté [de la] vie d'avant. C'est alors que la remontée aux sources de sa propre histoire débute.
Éric Villeneuve, dans le déplacement de son art du roman au conte, semble suivre, pour notre bonheur, la même démarche que son illustre prédécesseur Claude Ollier. À la fin de Qatastrophe (P.O.L), un vieux scribe se trouve en un lieu et une langue inconnus. Les gens viennent l'écouter et découvrir comment ces mots font lieux de connivence, relais de parlers secrets. Il recrée en parlant le sentiment de merveilleux. On vient voir le vieux scribe marmonnant, balbutiant, dont la rumeur disait qu'il venait d'un monde ancien et connaissait la source de toute fable.