Hélène en Égypte, Hilda Doolittle (H.D.) par Patrick Beurard-Valdoye
Nous sommes face au livre de l'énigme, et lui-même plein d'énigmes. Face à une œuvre détricotant les faits, consacrée au temps comme au temps-sans-temps.
Il y aurait un premier mode d'accès. Une porte humaine pour entrer dans le monde de la déesse. En écrivant dans la barre de recherche les mots Pennsound Hilda Doolittle – aussi sur Youtube – vous entendez par chance H. D. lisant des extraits d'Helen in Egypt. Et cette voix vous prend, par sa proximité ; par sa fragilité. Par son murmure au présent. Une manière d'enchant. On dirait par moment que la voix marche dans un rêve. Mais elle marche sur un mur. Sur le fil du rasoir.
Par chance ? Nous devons cet enregistrement de 1955 au psychanalyste Erich Heydt, qui pressentit l'importance de cette expérience quasi cathartique pour sa patiente. Pour ce faire, il organisa les rendez-vous en studio, il la conduisit en voiture à Zurich. Heydt incarne parfois Pâris dans le livre. "Je riais avec Pâris / nous avions berné le passé."
La seconde porte d'accès est l'offre de son traducteur Auxeméry, par une préface, puis une ample "biographie spectrale". Il n'en est pas à son coup d'essai : c'est son troisième livre d'Hilda Doolittle. Et nous savons avec quelle exigence documentaire il traduit Pound aussi, Carlos Williams, Olson bien sûr, ou récemment, Joyce.
Hélène en Égypte, c'est les Cantos d'Hilda. Si Ezra continue de la hanter après leur séparation, elle tient le spectre à distance. Il serait préférable de dire que son livre, auquel elle travaille de 1952 à 1959, est un anti-Cantos. Moins sur le flanc historique ; davantage sur le flanc mythologique. Et selon des enjeux formels différents.
Un second fantôme accompagne Hilda. Sigmund Freud, avec qui elle fut en cure à Vienne – notamment au moment du putsch austro-hongrois – et dont elle fut l'amie respectueuse lors de son exil londonien. Ils ont tous deux en mémoire la Moravie. En allemand : Mähren, pays d'incubes et de succubes (Mahr) d'où viennent probablement les mots cauchemar, nightmare. Lorsqu'elle entreprend l'écriture d'Helen in Egypt, H. D. vient d'achever le fameux Tribute to Freud (Pour l'amour de Freud, Des Femmes/Antoinette Fouque).
Qu'on me pardonne de prétendre qu'Hélène en Égypte – avec en filigrane le voile de la mère marine Aphrodite et son dévoilement – est le long poème d'une femme dont l'objet, l'ambition et l'exigence font penser aux prémisses du jeune Freud, lequel ramena au présent le mythe d'Œdipe et ses vieux mystères. L'introspection de la psyché sur le flanc de l'analyse d'une part ; celle par le principe et la forme poétiques d'autre part. À propos d'Achille et Hélène, Hilda Doolittle écrit :
Tous deux sont préoccupés de reconstruction, lui, "pour retrouver la côte où se trouve Pharos, l'île aux fanaux", elle afin d'établir ou rétablir les anciens Mystères.
À ceci près toutefois qu'Hélène est celle qui marche sur le mur d'enceinte. Du moins le crut-on un temps. Ainsi débute le cauchemar. Sur le rempart marchait l'ombre d'Hélène. Hélène de Troie fut un fantôme. Car Hélène était en Égypte. "Les Grecs et les Troyens ont donc combattu pour une illusion". C'est sur le doute d'un récit et sa palinodie que se construit le mythe. Le poème, lui, s'élabore dans cet entre-deux. Sans compter qu'Helen est aussi le nom de la mère de H. D.
et Hélène, la moitié terrestre d'Hélène,
survécut à la déesse Hélène
et à l'épiphanie d'Hélène en Égypte.
Or le titre initial de l'hommage à Freud était : Writing on the Wall. Devenu finalement le titre de sa première partie : Écrire sur le mur. Ce qui peut aussi se lire comme : écrire du haut du mur. Peut-être bien à l'aide d'un arc. En fait, celle marchant sur le mur pour écrire, n'est autre qu'Hilda, et c'est à double tranchant. En surplomb, vu d'en haut, le monde semble tenu en respect, et l'entrelacs des événements plus lisible. Souvenons-nous au passage que l'Interprétation des rêves naquit à Bellevue, sur les hauteurs de Vienne, au bout de la rue du Ciel (Himmelstrasse).
Les murs tombaient
mais cela importait peu
Mais si les murs ne tombent pas (Walls do not fall, première partie de Trilogy), le faux-pas est toujours possible, le doute, une flèche perçant son talon. La chute de la figure, lorsqu'on est Hilda Doolittle, devient inévitable. Dévisser dans le vide ou se noyer, est-ce pour ressortir de l'autre côté de l'histoire ? "Le rêve ? Le voile ? Évidemment, Hélène a traversé le temps pour entrer en une autre dimension". En 1956, la poète imagiste chute et se brise la hanche. Elle vient de refouler un désir d'être prophète. Mais elle finira par être poète. Nous sommes en effet quatre ans plus tard, et le manuscrit est achevé. Lors de la remise du plus grand prix de poésie aux USA – décerné pour la première fois à une femme – au moment de se lever pour rejoindre l'estrade, elle va chuter. Mais Saint-John Perse, juste derrière elle, la retient, il lui prend le bras jusqu'au podium.
Hélène en Égypte est un palimpseste en trois parties. Palinodie, où un rêve devient cauchemar. Leuké (l'île blanche), l'espace de remémoration. Eidolon, où l'apparition commande ; le fantôme, l'image projetée de l'intérieur sur le mur. Dans chacune des parties, les sections numérotées sont composées d'un avant-texte discursif, et d'une laisse en tercets. La prose est tantôt interrogative tantôt explicative : "Les valeurs de temps se sont brouillées, le présent est le passé, le passé est le futur."
Et les laisses ont vocation de dépôts de l'énigme.
Je ne sais pas quand ni si c'est
dans le temps ou dans le temps-sans-temps
qu'Oreste a épousé ma fille.
Deux blocs en résonance, chambres d'échos. Il y a l'ombre, il y a la substance, et l'histoire serait l'ombre de l'ombre. "Hélène en Égypte, c'est le poème de la transe dominée" écrit Robert Duncan dans ses notes, traduites en fin de volume par Auxeméry. Le poème procède souvent par anaphores, peuplé de toponymes comme de patronymes. Les protagonistes soliloquent, à deux doigts d'une forme théâtrale. Il y a dans cette singulière quête des profondeurs du temps, une étrange présence moderne difficile à cerner, et qui échappe aux canons parfois étroits de la poésie française.
Il s'agit d'un chant cependant que le vers est serré, tendu, presque sec même, pour gagner en précision et en clarté. Auxeméry collant au texte en respecte assidûment le principe.