Mirage verbal (à Michel Deguy) par Patrick Beurard-Valdoye
Venu de si loin votre message apporte un laps d'aura touchant, qui compense l'apparente froideur de son adresse.
Nous serions sur le même méridien quand vous évoquez "l'élastique ondulation" chez Baudelaire et d'autres. L'on pourrait parler de la plasticité de la langue du poème, qui restituerait en effet une qualité "musicale", née probablement, comme beaucoup l'affirment - et même Ponge - au cœur de l'oreille interne, en préalable à l'acte d'écrire. Oui, entendre sa langue.
Ce n'est pourtant pas de ce point de vue perceptif que j'évoquais l'oralité, ou l'oralisation. Ce dont je parle ne renvoie justement pas à l'oreille. Mais à la bouche, au palais ; à la gorge ou la glotte ; au larynx. Au diaphragme ou au plexus. Ce sont encore les cordes vocales en phonation, dont la représentation en image numérique dévoile une surprenante analogie avec le sexe féminin. Nous voilà ramenés anatomiquement à cette expérience si délicate de restitution dans nos parages - un véritable retour-né - de l'intime de la voix recherchant une entente avec sa langue.
C'est alors qu'il y a transmission. Plutôt qu'évoquer comme vous le "transport du pensable", je préférerais du reste évoquer celui de l'énergie, au sens de Charles Olson. Non qu'il n'y ait bien sûr, pensée. Mais cette pensée, par sa plasticité, est dans le créer. Elle agit sur le transport. Dans l'acte ; dans la forme ; dans l'expérience ; dans le corps, mais aussi dans la circumstance, c'est-à-dire au cœur de l'espace qui enveloppe le corps récitant, jusqu'à ce qu'il devienne celui de l'auditoire.
Ma voix appartient dès lors à l'autre. Je suis simultanément livré et délivré. Il y a résonance dans l'espace, et je vous prie de croire qu'il faut considérer en outre l'adresse aux murs. Une écume sonore les couvrirait-elle en dissolvant quelques remparts ? Que tout converge ou concorde, ils pourraient bien réverbérer des bribes de mémoire collective de la langue.
Ou non. La voix amplifie cette "élasticité ondulante", elle la déploie, ou pas. Si chacun s'accorde pour reconnaître une "sonorité" intrinsèque au poème remarquable (en vers, en prose cadencée, en verset, en liste, etc.), il faut bien avouer que certains poètes que vous évoquez ne sont hélas pas parvenus à la transmettre oralement - ce qui n'enlève évidemment rien à la grandeur de leurs opus. Baudelaire ? Ses rares lectures publiques - en Belgique, puisqu'il n'y avait point d'espace public français, et ce jusqu'à votre génération - ont laissé des témoignages attristants sur sa diction, d'une voix aigrelette. Claudel ? Qui peut encore l'écouter aujourd'hui sans sourire d'une telle emphase ? Valéry lisant Fragment de Narcisse ? Moins d'emphase, mais toujours cette théâtralité fausse et spectrale, cette élocution qui devait mieux convenir à son discours d'accueil du Mal Pétain à l'Académie française, en janvier 1931. Je plaisante, ça va sans dire...
J'aurais préféré vous lire à propos de Pierre Jean-Jouve lisant Matière céleste, qui demeure être humain. Lui, il est parmi nous. Ou tenez : Artaud. Que nous diriez-vous du poète Artaud lisant ? Vous auriez sans doute voulu comme moi être témoin du geste de Gide se levant du premier rang, montant sur scène pour embrasser Artaud après sa "conférence", que nous nommerions à présent "performance".
Je suppose que nous n'aurions guère pu échanger sur Ghérasim Luca. Mais nous aurions bien pu évoquer son ami Paul Celan, l'importance de l'oralisation chez lui - à l'instar de toute la poésie de langue allemande - sa scansion, jusqu'à faire valser le vers de sa Todesfugue dans l'un des enregistrements.
Vous parlez de "séance" ; de "présentation" ; de "prestation" ; de "lecture". Parlons de création, où la parole porte le livre à bout de bras et en suspens. Personne n'était plus proche que vous de Jerôme Rothenberg lorsqu'il nous offrit cela, dans l'intensité du poème tant incarné que spatialisé, à la Maison de la Poésie de Paris dernièrement. Vous étiez le mieux placé, sur scène, pour mesurer que ce que produisait Rothenberg ne relevait plus de la lecture, mais d'un élargissement du poème. De son déploiement dans l'espace ; d'un acte artistique prolongeant l'écriture.
Nous parlerons bien de lecture, à l'École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon (ainsi qu'à Stendhal-Grenoble 3), lors du colloque "Usages de la voix dans les arts poétiques, typologies du dire et de la profération". De lecture donc, mais aussi de récital, de performance poétique, de speech, de talk, de geste, de trouble du langage, d'empreinte, de mobilité, d'improvisation, d'interprétation, de vocaluscrit, de dispositif. Voyez comme l'approche oratorialisée du texte par le poète est plus complexe que vous ne le prétendez.
Vous parlez de culture ? Parlons d'arts poétiques. Si la culture est régulièrement attaquée - et nous nous retrouverons toujours, vous le savez, pour la défendre - force est de constater que dans la sphère culturelle même, les arts auxquels je me réfère ont été, et sont parfois encore mis à l'index. Cela ne date pas d'hier : l'Ambassadeur de France en résidence à Bruxelles, Claudel, avait déclaré à ses interlocuteurs consternés, qu'Apollinaire n'était pas un poète suffisamment important pour que l'on commémorât son séjour à Stavelot.
Que vlo've ?
Enfin, projeter lors d'une lecture publique vos "signifiants" est - dites-vous - secondaire. Point de vue respectable, singulier pour nous plus jeunes, et particulièrement j'imagine, pour les lecteurs de sitaudis.fr. Mais alors, cher Michel Deguy - et voyez dans ma question un souhait de rigueur poétique, sinon le signe d'une affectueuse insolence estudiantine s'adressant au professeur - si la lecture publique est secondaire, pour vous, et partant en général, pourquoi donc siéger toujours, et depuis si longtemps, au Conseil d'administration de la Maison de la Poésie de Paris ?
Car l'une de ses missions est d'inviter les auteurs à lire, de permettre à l'auditoire sa sortie de cage, son immersion dans la caverne inversée par la voix du poème, et pourquoi ? Ne serait-ce que pour rejoindre le concert des métropoles culturelles du monde, où heureusement c'est pratique courante. Cette attention aux poètes - faut-il hélas ajouter - qui fut paradoxalement "secondaire" avant l'arrivée de son nouveau Directeur. N'oubliez pas que Mathieu Bénézet ne fut jamais invité à la Maison de la Poésie. Et tant d'autres, parmi lesquels si je ne fais erreur, Bernard Heidsieck, pas même pour y lire sa Respiration et brève rencontre avec ... Pierre Emmanuel.
Sans parler des auteurs de ma génération (a fortiori de la suivante). Patrick Dubost pour n'en mentionner qu'un en pleine maturité, dont vous n'avez encore sans doute pas entendu parler.
Entendez-vous ma main tendue ?
Le 3 novembre 2014, un siècle après la mort de Georg Trakl.