La Belle Parleuse par Jacques Demarcq

Les Célébrations

La Belle Parleuse par Jacques Demarcq

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 Il arrive qu’un livre disparaisse de la circulation pour une raison aussi bête que la faillite de l’éditeur. C’est le cas de Portrait d’une dame, d’Alain Frontier, publié par Al Dante en 2005, brièvement en librairie, puis « indisponible », au fond d’une cave ou passé au pilon.
   Peu importe, puisqu’il existe désormais une adaptation théâtrale de ce livre : La Belle Parleuse, conçue, montée, interprétée par Vanda Benes, avec le concours de Christian Prigent. J’ai assisté à l’une de ses représentations, le 23 février à l’IMEC près de Caen.
    Le sujet du livre, la « dame », a pour loisir la photographie. Elle attrape tout, des fils électriques aux trains, des plaques de rue aux amis. Autant la photographie est muette, autant la dame parle à son compagnon, commentant ce qu’elle vit ou voit : son quotidien.
    L’auteur, poète et grammairien, a repéré dans ces propos des phrases remarquables par leur oralité (ni elle ni un dialoguiste ne les écriraient), et une spontanéité (elles sont réactives) empreinte d’éducation (elles ont une syntaxe, leur lexique est étendu sans être choisi ni toujours châtié) qui contribue à leur charme.
   Le livre accumule ces instantanés phrastiques, notés sans autre légende que la date et l’heure. Des photographies verbales. Cadrées : une phrase, une expression. Et objectives : nettes, sans flou ni sous-entendu.
    La photographie capte des instants décousus, au contraire du cinéma dont chaque séquence, même brève, suggère déjà par sa continuité un fil, entrouvre une narration. Dans le livre, l’instant brut de la phrase prise sur le vif frappe sans se dissoudre dans un contexte.
   Certes, quand les instantanés se succèdent rapidement, le lecteur peut reconstituer une situation : la dame et son compagnon sont à la plage, en voiture, au restaurant ou chez eux. Même isolément, les remarques sont suggestives ; elles surprennent, font sourire, interrogent. Mais toutes ont été volées : pas prononcées dans l’intention qu’on les note.
    Surtout, leur discontinuité temporelle fait du « portrait » un puzzle dont les pièces s’emboîtent mal ; et de larges manques trouent l’image. La « dame » parle, vivante, charmante, pétillante. Ses familiers la reconnaissent. Mais au fond, pour tous, elle demeure aussi impénétrable que la Joconde. D’autant que les traits verbaux qui la portraiturent font plutôt penser à un Pollock. Car à chaque phrase elle a bougé. Aussi net soit-il, chaque instantané verbal ne capte qu’un mouvement, une réaction.
   Au théâtre, Vanda Benes ne cesse de changer, muer, bouger, au lieu de camper un caractère. Même si l’adaptation rapproche des moments éclatés dans le livre pour former des séquences (réveil, promenade, repas, etc.), même si les instantanés verbaux sont resserrés en un diaporama vif et rythmé, le monologue qui en résulte est un feu d’artifices où les phrases jaillissent à l’improviste, en l’absence de tout bouquet. D’où l’impression fausse mais saisissante d’improvisation que donne le jeu de l’actrice. On assiste à des paroles et des gestes (plus qu’à des scènes) qui surgissent impréparés, sans suite, surprenants de spontanéité, avec l’air du banal. Sur des tons qui varient du précipité au tranquille, des propos sont modulés qui, tout à fait compréhensibles, ne forment pourtant aucun discours, suggèrent à peine une attitude devant la vie. Parce qu’ils vont à l’essentiel : comment le langage, loin de nous habiller sur mesure, nous babille mal fagotés dans nos gestes les plus banals.
   Ça rappelle un peu le théâtre de Novarina. Moins les visées critiques ou métaphysiques. Ce n’est que du tous les jours avec les tours que joue la parole. D’habitude cet ordinaire est ennuyeux, tant on le connaît. Mais là on n’a pas le temps : que ses bribes débridées à une vitesse (courtelinesque) où une proposition efface l’autre. Il n’y a que le langage et une actrice dont le corps partage le ratage de chaque phrase dans son énonciation d’une fatigue, un regret, une surprise, voire une joie – tous pareillement éphémères. Sur scène auprès de la « dame », le détachement qu’affiche « l’auteur » (Prigent), notant les propos entendus, surligne la distance entre les mots et la personne qui les prononce.
    L’éphémère est le propre de l’oralité. À des paroles donner le statut de « portrait », dans un livre ou au théâtre, c’est montrer le réel de la condition humaine. On peut toujours écrire, photographier, nos instants disparaissent. Faut-il en pleurer ? Allons bon… La Belle Parleuse est un moment de gaieté : de vie comme il faut l’entendre.