02 juil.
2014
Journal d'H. D. Thoreau, 1844-1846 par Jacques Demarcq
Troisième volume du journal tenu depuis 1837 par l’écolo du Massachusetts. Ou ce qu’il en reste. Thoreau (1817-1862) avait l’habitude d’arracher de ses cahiers les pages qu’il retravaillait pour l’un de ses livres. En l’occurrence Une semaine sur les rivières Concord et Merrimack et Walden, les deux seuls livres publiés de son vivant. Pour Walden ou la Vie dans les bois, la plupart des notes non arrachées à son journal relèvent moins du premier jet que de ce qui débordait du cadre du livre, autrement dit les marges de son éloge de la marginalité. Et c’est PASSIONNANT.
Exemples. Sur l’écriture (c’est moi qui souligne) : « Écrire peut être soit la consignation d’un acte, soit un acte. C’est plus noble quand il s’agit d’un acte […]. Pour le poète en tant qu’artiste, ses paroles se doivent d’être comme le récit de sa mémoire la plus lointaine & la plus pure. Provenant d’une antiquité plus vieille & plus simple. Contemporaine de la lune & des sauterelles. »
Ramasser du bois, pêcher dans l’étang, cultiver des haricots, cueillir graines & fruits sauvages l’occupant peu, Thoreau lit beaucoup dans sa cabane : son contemporain Thomas Carlyle (1795-1881) sur lequel il prépare une conférence, mais surtout des classiques de l’antiquité, Homère en premier lieu. Il en tire cette réflexion, non dénuée d’humour, dans la lignée du transcendantalisme (l’homme seul peut s’avérer divin) développé par son ami et soutien Ralph Waldo Emerson (1803-1882) :
« Le Dieu unique des Hébreux n’a pas l’attitude d’un gentleman, n’est pas aussi élégant & divin, pas aussi souple & universel & n’exerce pas une influence aussi intime sur la nature que nombre de dieux grecs. Il reste humain, bien que plus absolu & plus inaccessible. Les dieux grecs étaient pleins de jeunesse & de vie, mais n’en étaient pas moins de race divine ou avaient été divinisés & ils possédaient toutes les vertus des dieux. Le Dieu hébreux n’avait rien de la divinité que l’on trouve chez l’homme, aucun amour véritable pour l’homme ; sa justice est inflexible. »
Considération à rapprocher de cette brève note : « Il y a un instinct en moi qui me pousse vers une vie mystique & spirituelle, tandis qu’un autre me mène vers une vie primitive & sauvage. » Le moine et l’Indien vivent un mariage heureux lors de ces deux ans passés en compagnie des marmottes (qui bouffent ses haricots), des bernaches et des grues migratrices, de nombreux passereaux.
La nuit est emplie du chant des grenouilles-taureaux : « Ce sont les esprits plus robustes des anciens ivrognes & des noceurs impénitents, qui essaient de chanter une ronde dans leur lacs stygiens. Elles auraient bien volontiers conservé une bonne camaraderie hilare & toutes les règles régissant leurs tables rondes d’antan, mais leurs voix se sont éraillées, elles sont devenues rauques, sérieuses & solennellement graves ; le vin a perdu son bouquet & n’est plus qu’un alcool qui distend leur panse […]. Sur la rive est, la plus ventripotente, le menton sur une feuille de nénuphar, qui sert de serviette à ses comparses radoteurs, ingurgite une longue gorgée. Puis elle passe la coupe à la ronde, éjaculant un tr-r-r-r-r-ounk tr-r-r-r-r-ounk tr-r-r-r-r-ounk. Et d’une crique éloignée s’en vient, droit sur l’eau, le même mot de passe, tr-r-r-r-r-ounk, là où la grenouille qui vient ensuite en âge & en embonpoint a englouti toute sa part. »
À propos d’ivrogne, Thoreau raconte la fin d’un bref voisin, « un Irlandais qui avait été soldat à Waterloo, Hugh Quoil ». Portrait : « Un homme avec de belles manières, proche de celles d’un gentilhomme, quelqu’un qui avait vu le monde & était capable d’user d’un langage bien plus civil que ce à quoi on se serait attendu. De loin, il semblait avoir le visage rubicond comme sous la morsure de janvier — mais de plus près, à portée de main, il avait un beau teint carmin. Cela vous aurait brûlé le doigt de toucher sa joue. Il portait un manteau long & droit couleur tabac qui avait connu des jours meilleurs & tenait un couteau à tourbe à la main au lieu d’une épée. »
Autre rencontre, les chasseurs, balourds : « Le plongeon revient à l’automne pour voguer & se baigner dans l’étang, faisant résonner les bois au petit matin de ses éclats de rire. À la nouvelle de son arrivée, tous les chasseurs de Concord se mettent en branle qui en carriole, qui à pied, deux par deux, ou par trois, avec des fusils brevetés, des visières, des balles coniques & des lunettes d’approche ou des viseurs sur leur canon. Ils semblent déjà prêts à entendre rire le plongeon, ceux-ci de ce côté, ceux-là de l’autre côté, car le pauvre plongeon n’est pas doué d’ubiquité ; s’il plonge ici, il doit ressortir quelque part. Le vent d’automne se lève en faisant bruire les feuilles & frissonner l’eau de l’étang de sorte qu’on ne peut apercevoir le moindre plongeon en rider la surface. Nos chasseurs balaient en vain avec leur lunette d’approche : le plongeon s’en est reparti en cette matinée pluvieuse dans un long & retentissant éclat de rire. »
RÉJOUISSANT.
Merci à Thierry Gillybœuf d’avoir sur rendre la langue de Thoreau dans un français tout aussi fluide, élégant, astucieux : fluent and smart.