Kietu ? de Francois Dominique par Jacques Demarcq

Les Parutions

29 août
2024

Kietu ? de Francois Dominique par Jacques Demarcq

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Kietu ? de Francois Dominique

 

Portrait d'une femme sans image

 

 

Laurie, depuis son enfance, est atteinte d’un trouble étrange : son reflet échappe aux miroirs, qui ne lui renvoient que ce qui l’entoure. Lorsqu’elle finit par l’avouer à ses parents adoptifs, ceux-ci continuent à la chérir comme avant. Des médecins consultés ne lui trouvent aucune lésion neurologique ou psychique. Et la petite fille s’en accommode : « En dépit de ce mal, baptisé dans ma tête “mal des miroirs”, […] j’étais fascinée par la transparence des fenêtres. Je caressais les vitres, j’y collais mon nez et ma bouche avec délice. […] Je suis ainsi faite. Curieuse de tout, observatrice de tout, sauf de moi. »

 

Plus tard, des polaroïds la rassureront sur son physique : elle est plutôt jolie. Mais cette impossibilité de s’admirer ou se désoler, avec un banal narcissisme, donnera au récit qu’elle entreprend de sa longue vie, au moment d’en changer, ce ton tranquille, sans ressentiment ni satisfaction, visant à une objectivité profonde, avec des retours musicaux de thèmes. L’auteur, François Dominique, a traduit Louis Zukofsky, poète objectiviste américain amateur de musique. Ce n’est pas non plus son premier portrait de femme, après Délicates Sorcières (Champ Vallon, 2017) et de nombreuses figures féminines dans ses livres précédents.

 

Après une enfance heureuse en Ardèche, Laurie devient géologue, un métier d’homme dans les années 1960, métier des profondeurs terrestres qui l’amènera, via ses rêves nocturnes, jusqu’à son passé enfoui d’enfant abandonné. Elle est à Nancy une des rares étudiantes en géologie, et les mineurs lorrains accueillent mal l’ingénieure débutante chargée d’examiner leur puits avant sa fermeture. Elle accompagne les grèves de 1968, ce qui lui vaut un blâme et la prolongation de sa mission. Une chance, elle a rencontré l’amour de sa vie, un employé passionné de botanique. Il meurt foudroyé en 1973, lors d’une cueillette en solitaire.

 

Désespérée, Laurie s’exile en Australie, chargée par une compagnie canadienne de l’extraction de métaux rares recherchés par l’électronique sur d’anciennes terres aborigènes. De nouveau, son métier contredit sa sensibilité : « Ma naïveté de géologue en herbe sera balayée par les informations relatives à l’exploitation des enfants dans les mines du Congo et du Rwanda, puis aux guerres de rapines fomentées par les multinationales. » Le chef de chantier est un autochtone avec qui se développe une amitié nourrie de confidences réciproques. Sa maîtresse, Tisha, est actrice de peep-show. Le dispositif du miroir sans tain fascine Laurie, au reflet absent : « Il faudrait que je sois une femme triple, trois femmes en une seule : sujet, montreuse et spectatrice de ma propre disparition. C’est plutôt comique, mais à la réflexion cela me donne le vertige. »

 

Son ami Saül Wangka l’initie peu à peu à la « pensée sauvage » des Aborigènes : les « pistes chantées » qui ramènent au « temps des rêves », celui de la création du monde et de chacun. Laurie, après un retour en Ardèche et la révélation de sa propre naissance, reviendra finir sa vie auprès de Saül et Tisha, qui ont prénommé leur fille Lorine.

 

« Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route » écrivait Stendhal. Le parcours de Laurie reflète les mutations du monde et de sa compréhension depuis 1945 : de la confiance de l’Occident en ses techniques à la prise de conscience écologique et la reconnaissance, enfin, des peuples… originaires. Cette dimension politique reste toutefois implicite. L’héroïne de Kietu ? témoigne sans accuser ni revendiquer. Bien que sans image, elle a un corps, éprouve des plaisirs physiques, souffre de manques. La fiction du miroir défaillant est là pour donner au récit une magie : celle de variations subtiles et de contrepoints discrets qui conservent un rythme entraînant.

 

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