Journal de H. D. Thoreau (1837-1840) par Jacques Demarcq
J’ai lu naguère en anglais un florilège du journal de l’antique écolo du Massachusetts. Je craignais l’ennui à l’entrée de ce premier volume traduit d’un in extenso qui compte quelque 6 000 feuillets. Thoreau, c’est d’abord Walden, récit publié en 1854 d’un séjour dans les bois en 1845-1847. Là, ce sont ses débuts, au sortir de l’université Harvard. Son journal dit peu des événements de sa vie : rien sur son voisin et mentor Emerson qui fonde la revue transcendantaliste The Dial en 1840, ni sur son activité d’instituteur à Concord, ni sur sa demande en mariage d’une jeune fille de trop bonne famille. Il préfère s’attarder sur son affection pour le frère de ladite, et développer ses réflexions à la suite de lectures, d’incursions dans la vie sociale, et d’excursions autrement formatrices dans une nature presque intacte.
Eh bien ! c’est passionnant : d’assister à la naissance d’un écrivain. En 1837, Thoreau, vingt ans, lit, prend des notes : Goethe (il sait l’allemand), des Latins et l’Iliade (pas d’études à l’époque qui ne soient classiques). En 1838-1839, débutent ses promenades à pied ou en bateau, et il s’essaye à la poésie avec une rare maladresse – pourquoi faut-il que tant d’excellents prosateurs aient commencé par les vers ? En janvier 1840, il lance cette définition indépassable (selon moi) : « La poésie est véritablement tout ce que nous ignorons. » Et le 4 mars : « J’ai appris aujourd’hui que mes connaissances en ornithologie ne me rendaient aucun service. » Ce ménage effectué, il se sent bien. Le 22 mars : « Tandis que je me prélasse au soleil sur les bords de l’étang de Walden, je suis absous de toute obligation vis-à-vis du passé grâce à la chaleur et au murmure de l’eau. Le conseil des nations peut bien réexaminer ses votes, le moindre clapotis causé par un galet les annule. »
Thoreau est né à la liberté ce 22 mars 1840, et ainsi de mieux en mieux jusqu’à la fin de ce premier volume. L’éditeur en promet une douzaine, à la cadence d’un chaque printemps. Je souhaite au traducteur, Thierry Gillybœuf, de tenir la distance. Il a su rendre la fluidité attentive au moindre détail de la langue de Thoreau. Les notes sur le texte et la chronologie en annexe s’en tiennent au nécessaire. Car le diariste gribouille d’abord sans références, avant de deviner que son écriture pourrait se suffire à elle-même, et de recopier dans son journal des extraits de carnets d’excursion, ou d’articles en cours, quelquefois que dans deux siècles un lecteur voudrait refaire tous les sentiers, les étangs d’hiver, les automnes printaniers que son esprit a parcourus.
Ce premier volume retrace l’éclosion : le livre des commencements, une leçon pour qui aurait l’idée folle de s’adonner sérieusement à l’écriture. Thoreau n’explique ni ne prêche rien : il n’est modestement qu’un formidable exemple de liberté personnelle. Sans quoi nul n’est vivant.