René Ghil : celui qui a dit non à Mallarmé par Jean-Pierre Bobillot
Aujourd'hui bien oublié, ou confondu - non sans mépris - avec quelque obscur comparse de l'improbable « mêlée symboliste », il connut des débuts précoces et glorieux, une notoriété ambiguë et violemment discutée, puis une mise à l'écart quasiment unanime, malgré quelques regains d'intérêt, notamment au cours de ses dernières années.
Pourtant son audience et son influence, majoritairement souterraines, furent larges et durables. Ses théories concernant le langage en général et le langage poétique en particulier, et ses pratiques en la matière, ont frappé plusieurs générations d'auteurs à travers l'Europe tout entière - de Verhaeren (Les Villes tentaculaires) à Jules Romains et aux poètes de l'Abbaye (Unanimisme et Simultanéismes), des Futuristes russes et italiens (Biely, Marinetti, L'Art des Bruits de Russolo) à Apollinaire lui-même, ou à André Breton et Louis Aragon, mais aussi bien Arthur Pétronio ou les Lettristes dissidents que furent Jean-Louis Brau et François Dufrêne. Sa « Poésie scientifique » s'inscrit sur une ligne de crête menant de la « poésie objective » de Rimbaud - le « philomathe » - à celles, radicalement anti-« poétiques », de Francis Ponge ou de Bernard Heidsieck : pour tout cela, elle mérite d'être aujourd'hui redécouverte, et réévaluée...
Né en 1862, il publie d'abord coup sur coup Légende d'Âmes et de Sangs, recueil de « poèmes en essai » étrangement placé sous la double invocation, polémique autant que programmatique, de Zola et de Mallarmé - qui lui témoigne son enthousiasme (1885) -, et le premier état du Traité du Verbe, enté d'un « Avant-dire », resté célèbre, du même Mallarmé - dont il est vite devenu l'un des « mardistes » les plus assidus, et les plus en vue (1886). Mais, dès 1888, il rompt avec le maître de la rue de Rome et de la génération symboliste, sur la question cruciale : celle de l'Idéalisme, qu'il rejette, avec autant de virulence que la poésie « égotiste ». L'année précédente, il avait fondé la revue Les …crits pour l'Art, émanation du groupe « Symbolique et Instrumentiste » (1887), puis organe de l'école « Philosophique-Instrumentiste » (1888), rebaptisée ensuite « …volutive-Instrumentiste » (1891), dont il est l'initiateur, le théoricien et, à son tour, le « maître », point incontesté : la première avant-garde poétique, identifiable comme telle, en France...
En 1889, paraît le volume inaugural de ce qui sera l'åuvre de toute sa vie, divisée en trois grandes parties : - Dire du Mieux ; - Dire des Sangs ; - Dire de la Loi, dont seulement trois poèmes ont été écrits. C'est une vaste épopée de la Matière en marche vers son « plus-de-Conscience » - le « Mieux » - à travers l'…volution des êtres vivants et l'histoire de l'humanité, depuis les origines de l'univers jusqu'à la prochaine « guerre européenne » (celle qui éclatera en 1914) dont il décrit, dès 1897, les causes historiques et les effets dévastateurs : « Il n'était de vainqueurs - il n'était que des morts. » On y lit en particulier de puissantes évocations des ravages humains, moraux et sociaux, causés par l'extension rapide du capitalisme industriel et boursier, tant dans les campagnes (exil rural) que dans les villes (prolétariat).
Voulant dépasser « la vieille et longue querelle occidentale entre le Matérialisme et le Spiritualisme », sa « Métaphysique émue » relève autant de la tradition du matérialisme atomiste antique, tel que l'avait formulé Lucrèce, que de celui des Lumières, notamment de Diderot, du transformisme darwinien que de la conception non dualiste du Cosmos, telle qu'il la trouvait dans le bouddhisme, récemment introduit en France. C'est en 1909 qu'il publie De la Poésie Scientifique (suivi en 1920 de La Tradition de Poésie-Scientifique), accouplant dans cet apparent oxymore les deux termes d'une autre vieille antinomie, également à dépasser...
Composé en marge de l'åuvre, en souvenir d'une jeune danseuse javanaise rencontrée à l'occasion de l'Exposition universelle de 1900, Le Pantoun des Pantoun (1902) est un long poème d'un lyrisme à la fois complexe et délicat, où l'exotisme oriental et insulaire se mêle à l'évocation de la rêverie amoureuse, et de nombreux mots javanais à une langue française traitée - voire maltraitée -, ici comme dans les Dires, suivant les principes de « l'instrumentation-Verbale » énoncés d'abord dans le Traité du Verbe, puis développés dans les versions successives de sa nouvelle moûture, intitulée En Méthode à l'åuvre (1891, 1904).
Ses conceptions en matière de poésie reposent sur des théories linguistiques qui dérivent de celles de Rousseau : à l'origine de tout langage est « le cri », pure expression de la sensibilité ; mais les progrès de la civilisation, s'ajoutant aux nécessités de l'action et de la communication quotidiennes, entraînent une croissante complexification de l'expression, et une perte de son originaire immédiateté, de sa primordiale unité : une implacable dissociation a éloigné les « idéogrammes » de « leurs phonétismes correspondants ». De là, découle la mission du Poète : retrouver « le caractère originel de la parole », du langage enfin restitué « en organisme intégral, sous la double valeur phonétique et idéographique » ; ce qu'il appelle : penser « par les mots-musique d'une langue-musique ». Cette constante recherche d'une primitivité perdue à travers une élaboration formalisée à l'extrême est sans doute la caractéristique la plus frappante de sa poétique : elle n'est pas sans avenir.
C'est le fondement philosophique de l'Instrumentation verbale, dont l'élaboration s'appuie notamment sur la Théorie physiologique de la Musique de Hermann von Helmholtz (traduite en français en 1868) : chaque timbre de la langue est censé correspondre à celui d'un instrument de musique ainsi qu'à une nuance psychologique et, par syncrétisme, à une couleur (contrairement à une idée reçue, selon laquelle toute la théorie ghilienne se résumerait à l'« audition colorée ») ; et c'est à l'aide de ces timbres, combinés entre eux mais également au sémantisme des mots où ils apparaissent, que le poète, comme le musicien avec les notes de la gamme, doit composer : on mesure l'énormité de la tâche. Ce mode de composition sémio-acoustique se combine avec une conception originale du « Rythme-évoluant » qui, s'il conserve le syllabisme, ignore en principe les données de la métrique traditionnelle au profit de modes de scansion visant à créer harmonies et discordances, et à figurer, à rendre sensible à la lecture le Rythme même de l'univers - de cette Matière en perpétuelle et elliptique …volution, dont le poème comme le poète eux-mêmes participent, par la matérialité phonique du langage qu'ils mobilisent ainsi, à plein.
- Le 16 décembre 1913 (soit : quelques jours avant Apollinaire), il enregistre « Chant dans l'Espace », aux « Archives de la parole », à la Sorbonne ; le 27 mai 1914, il y assiste à la première diffusion publique de poèmes enregistrés par leurs auteurs : suivant Apollinaire, Ghil fut « avec Verhaeren le véritable triomphateur de cette séance. » Plus précisément, le poète du « Pont Mirabeau » se reproche de n'avoir pas su tenir compte, dans sa lecture, de la spécificité du nouveau support qui s'offrait à lui, et qui (il n'eut de cesse, dès lors, de le répéter) se substituerait bientôt à la page imprimée : lucidité médiologique dont il crédite, exclusivement, l'auteur de « Chant dans l'Espace »...
- En 1924, Ghil reçut la visite du jeune Arthur Pétronio, qui l'avait naguère accueilli dans sa Revue du Feu, publiée à Amsterdam en trois langues, et à qui il déclara :
DANS CINQUANTE ANS LE PO»TE SERA CELUI QUI COMMANDERA À DES MACHINES PHON…TIQUES. LA PO…SIE SERA UNE SCIENCE OU NE SERA PLUS.
Bien plus tard, Pétronio devait raconter cet entretien, dans la revue Cinquième Saison (1960), publiée par Henri Chopin, l'un des créateurs de la Poésie sonore.
En 1919, Paul et Georges Jamati avaient fondé Rythme et Synthèse, revue de la « Poésie cosmique », consacrée à la divulgation et à la propagation de la pensée et de la poésie de René Ghil, et qui dura jusqu'au numéro d'hommage qu'elle lui consacra, en 1926, aux lendemains de sa mort survenue, brusquement, l'année précédente. Il avait eu le temps de faire paraître, en 1923, Les Dates et les åuvres, volume de souvenirs à forte teneur - et saveur - polémique et auto-justificatrice, en définitive fort agréable et passionnant, pour qui s'intéresse à l'époque, ou à son auteur.
Lire :
René Ghil, Le Vœu de Vivre & autres Poèmes, Presses Universitaires de Rennes, 2004 [+ CD « Chant dans l'Espace », poèmes lus par R.G. & J.-P.B.]
René Ghil, De la Poésie scientifique & autres …crits, Ellug, Grenoble, 2008
J.-P. Bobillot, « La Voix réinventée. Les poètes dans la technosphère : d'Apollinaire à Bernard Heidsieck », Histoires littéraires n°28, Paris / Tusson, 2006.
Pourtant son audience et son influence, majoritairement souterraines, furent larges et durables. Ses théories concernant le langage en général et le langage poétique en particulier, et ses pratiques en la matière, ont frappé plusieurs générations d'auteurs à travers l'Europe tout entière - de Verhaeren (Les Villes tentaculaires) à Jules Romains et aux poètes de l'Abbaye (Unanimisme et Simultanéismes), des Futuristes russes et italiens (Biely, Marinetti, L'Art des Bruits de Russolo) à Apollinaire lui-même, ou à André Breton et Louis Aragon, mais aussi bien Arthur Pétronio ou les Lettristes dissidents que furent Jean-Louis Brau et François Dufrêne. Sa « Poésie scientifique » s'inscrit sur une ligne de crête menant de la « poésie objective » de Rimbaud - le « philomathe » - à celles, radicalement anti-« poétiques », de Francis Ponge ou de Bernard Heidsieck : pour tout cela, elle mérite d'être aujourd'hui redécouverte, et réévaluée...
Né en 1862, il publie d'abord coup sur coup Légende d'Âmes et de Sangs, recueil de « poèmes en essai » étrangement placé sous la double invocation, polémique autant que programmatique, de Zola et de Mallarmé - qui lui témoigne son enthousiasme (1885) -, et le premier état du Traité du Verbe, enté d'un « Avant-dire », resté célèbre, du même Mallarmé - dont il est vite devenu l'un des « mardistes » les plus assidus, et les plus en vue (1886). Mais, dès 1888, il rompt avec le maître de la rue de Rome et de la génération symboliste, sur la question cruciale : celle de l'Idéalisme, qu'il rejette, avec autant de virulence que la poésie « égotiste ». L'année précédente, il avait fondé la revue Les …crits pour l'Art, émanation du groupe « Symbolique et Instrumentiste » (1887), puis organe de l'école « Philosophique-Instrumentiste » (1888), rebaptisée ensuite « …volutive-Instrumentiste » (1891), dont il est l'initiateur, le théoricien et, à son tour, le « maître », point incontesté : la première avant-garde poétique, identifiable comme telle, en France...
En 1889, paraît le volume inaugural de ce qui sera l'åuvre de toute sa vie, divisée en trois grandes parties : - Dire du Mieux ; - Dire des Sangs ; - Dire de la Loi, dont seulement trois poèmes ont été écrits. C'est une vaste épopée de la Matière en marche vers son « plus-de-Conscience » - le « Mieux » - à travers l'…volution des êtres vivants et l'histoire de l'humanité, depuis les origines de l'univers jusqu'à la prochaine « guerre européenne » (celle qui éclatera en 1914) dont il décrit, dès 1897, les causes historiques et les effets dévastateurs : « Il n'était de vainqueurs - il n'était que des morts. » On y lit en particulier de puissantes évocations des ravages humains, moraux et sociaux, causés par l'extension rapide du capitalisme industriel et boursier, tant dans les campagnes (exil rural) que dans les villes (prolétariat).
Voulant dépasser « la vieille et longue querelle occidentale entre le Matérialisme et le Spiritualisme », sa « Métaphysique émue » relève autant de la tradition du matérialisme atomiste antique, tel que l'avait formulé Lucrèce, que de celui des Lumières, notamment de Diderot, du transformisme darwinien que de la conception non dualiste du Cosmos, telle qu'il la trouvait dans le bouddhisme, récemment introduit en France. C'est en 1909 qu'il publie De la Poésie Scientifique (suivi en 1920 de La Tradition de Poésie-Scientifique), accouplant dans cet apparent oxymore les deux termes d'une autre vieille antinomie, également à dépasser...
Composé en marge de l'åuvre, en souvenir d'une jeune danseuse javanaise rencontrée à l'occasion de l'Exposition universelle de 1900, Le Pantoun des Pantoun (1902) est un long poème d'un lyrisme à la fois complexe et délicat, où l'exotisme oriental et insulaire se mêle à l'évocation de la rêverie amoureuse, et de nombreux mots javanais à une langue française traitée - voire maltraitée -, ici comme dans les Dires, suivant les principes de « l'instrumentation-Verbale » énoncés d'abord dans le Traité du Verbe, puis développés dans les versions successives de sa nouvelle moûture, intitulée En Méthode à l'åuvre (1891, 1904).
Ses conceptions en matière de poésie reposent sur des théories linguistiques qui dérivent de celles de Rousseau : à l'origine de tout langage est « le cri », pure expression de la sensibilité ; mais les progrès de la civilisation, s'ajoutant aux nécessités de l'action et de la communication quotidiennes, entraînent une croissante complexification de l'expression, et une perte de son originaire immédiateté, de sa primordiale unité : une implacable dissociation a éloigné les « idéogrammes » de « leurs phonétismes correspondants ». De là, découle la mission du Poète : retrouver « le caractère originel de la parole », du langage enfin restitué « en organisme intégral, sous la double valeur phonétique et idéographique » ; ce qu'il appelle : penser « par les mots-musique d'une langue-musique ». Cette constante recherche d'une primitivité perdue à travers une élaboration formalisée à l'extrême est sans doute la caractéristique la plus frappante de sa poétique : elle n'est pas sans avenir.
C'est le fondement philosophique de l'Instrumentation verbale, dont l'élaboration s'appuie notamment sur la Théorie physiologique de la Musique de Hermann von Helmholtz (traduite en français en 1868) : chaque timbre de la langue est censé correspondre à celui d'un instrument de musique ainsi qu'à une nuance psychologique et, par syncrétisme, à une couleur (contrairement à une idée reçue, selon laquelle toute la théorie ghilienne se résumerait à l'« audition colorée ») ; et c'est à l'aide de ces timbres, combinés entre eux mais également au sémantisme des mots où ils apparaissent, que le poète, comme le musicien avec les notes de la gamme, doit composer : on mesure l'énormité de la tâche. Ce mode de composition sémio-acoustique se combine avec une conception originale du « Rythme-évoluant » qui, s'il conserve le syllabisme, ignore en principe les données de la métrique traditionnelle au profit de modes de scansion visant à créer harmonies et discordances, et à figurer, à rendre sensible à la lecture le Rythme même de l'univers - de cette Matière en perpétuelle et elliptique …volution, dont le poème comme le poète eux-mêmes participent, par la matérialité phonique du langage qu'ils mobilisent ainsi, à plein.
- Le 16 décembre 1913 (soit : quelques jours avant Apollinaire), il enregistre « Chant dans l'Espace », aux « Archives de la parole », à la Sorbonne ; le 27 mai 1914, il y assiste à la première diffusion publique de poèmes enregistrés par leurs auteurs : suivant Apollinaire, Ghil fut « avec Verhaeren le véritable triomphateur de cette séance. » Plus précisément, le poète du « Pont Mirabeau » se reproche de n'avoir pas su tenir compte, dans sa lecture, de la spécificité du nouveau support qui s'offrait à lui, et qui (il n'eut de cesse, dès lors, de le répéter) se substituerait bientôt à la page imprimée : lucidité médiologique dont il crédite, exclusivement, l'auteur de « Chant dans l'Espace »...
- En 1924, Ghil reçut la visite du jeune Arthur Pétronio, qui l'avait naguère accueilli dans sa Revue du Feu, publiée à Amsterdam en trois langues, et à qui il déclara :
DANS CINQUANTE ANS LE PO»TE SERA CELUI QUI COMMANDERA À DES MACHINES PHON…TIQUES. LA PO…SIE SERA UNE SCIENCE OU NE SERA PLUS.
Bien plus tard, Pétronio devait raconter cet entretien, dans la revue Cinquième Saison (1960), publiée par Henri Chopin, l'un des créateurs de la Poésie sonore.
En 1919, Paul et Georges Jamati avaient fondé Rythme et Synthèse, revue de la « Poésie cosmique », consacrée à la divulgation et à la propagation de la pensée et de la poésie de René Ghil, et qui dura jusqu'au numéro d'hommage qu'elle lui consacra, en 1926, aux lendemains de sa mort survenue, brusquement, l'année précédente. Il avait eu le temps de faire paraître, en 1923, Les Dates et les åuvres, volume de souvenirs à forte teneur - et saveur - polémique et auto-justificatrice, en définitive fort agréable et passionnant, pour qui s'intéresse à l'époque, ou à son auteur.
Lire :
René Ghil, Le Vœu de Vivre & autres Poèmes, Presses Universitaires de Rennes, 2004 [+ CD « Chant dans l'Espace », poèmes lus par R.G. & J.-P.B.]
René Ghil, De la Poésie scientifique & autres …crits, Ellug, Grenoble, 2008
J.-P. Bobillot, « La Voix réinventée. Les poètes dans la technosphère : d'Apollinaire à Bernard Heidsieck », Histoires littéraires n°28, Paris / Tusson, 2006.