Pussy Riot : une histoire secrète 1918-2012 (à suivre) par Jean-Pierre Bobillot
Au seuil des Petites marguerites (1966)*, les deux héroïnes de Vera Chytilova, punkettes avant la lettre, s’exclamaient : « Si la dépravation est partout […], nous serons / dépravées / nous / aussi ! » S’ensuivait un festival de facéties, provocations et profanations en tous genres, et de toutes les couleurs, accomplies de la façon la plus bouffonne par Marie I et Marie II, qui valut d’abord au film la censure gouvernementale, puis à son auteure, à partir de l’intervention militaire soviétique de 1968 et de l’interruption, qui en résulta, du « printemps de Prague » (dont cette œuvre sans exemple était devenue l’un des symboles), sept ans de mise à l’écart, sans possibilité de tourner. — Entre temps, la notoriété internationale de Chytilova avait suscité en sa faveur une pression croissante sur les autorités tchécoslovaques, qui lui permit, en 1976, de réaliser enfin un nouveau film, Le Jeu de la pomme… —
En 2011, les deux Marie ont fait des petites : tout aussi colorées, facétieuses et provocatrices, elles sont une dizaine, cagoulées, surgissant ici, là, et faisant d’Internet le théâtre planétaire de leur « dépravation » exacerbée et de leurs profanations bouffonnes. Sept ans, c’est aussi la durée d’internement requise contre trois d’entre elles, suite à leur intrusion pour une brève « prière punk » dans la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou, le 21 février dernier : ramenée à deux ans — effet de la mobilisation internationale en leur faveur ? — à l’issue de leur procès. Or ce qui frappe dans cette affaire, c’est le déni affiché, par l’accusation et par beaucoup de partisans de leur condamnation, de la dimension principalement et ouvertement politique de leur action (qui visait le soutien actif du patriarche Kirill et de l’Église orthodoxe à la nouvelle candidature de Vladimir Poutine à la présidence de la Russie), au profit de deux chefs d’accusation spécieusement montés en épingle : « hooliganisme » et « incitation à la haine religieuse ».
C’était déjà le cas, en d’autres circonstances, lorsque le 17 novembre 1918, parmi d’autres facéties, Johannes Baader, l’Oberdada berlinois, grand ami de Raoul Hausmann, fit irruption dans la cathédrale de Berlin pour interpeller le pasteur Dryander avant son sermon, s’écriant : « Je vous demande ce qu’est votre Jésus Christ ! En vérité, vous vous foutez de lui… » Ce fut encore, différemment, le cas, lorsque le 9 avril 1950, le « faux dominicain » et lettriste Michel Mourre, secondé de son acolyte Serge Berna et de quelques autres, interrompit brutalement la grand messe de Pâques à Notre-Dame de Paris, par la lecture d’un virulent anti-sermon (rédigé par Berna) accusant l’Église catholique « du détournement mortel de nos forces vives en faveur d’un ciel vide », et s’achevant sur cette déclaration sans appel : « nous clamons la mort du Christ-Dieu pour qu’enfin vive l’Homme. »
Dans Lipstick traces. Une histoire secrète du XXe siècle** Greil Marcus mettait en lumière les connexions mal identifiées existant entre la lignée dada / lettristes / situationnistes et le phénomène punk, à travers la figure emblématique de John Lydon, dit Johnny Rotten***, leader des Sex Pistols, et faisait précisément du « scandale de Notre-Dame » un moment significatif de cette « histoire secrète » — qui, on le conçoit sans peine, se poursuit aujourd’hui à Moscou, avec les Pussy Riot priant la vierge Marie de « chasser Poutine », mais aussi de « devenir féministe » ! Dans tous les cas, on assiste au même déchaînement de violence irraisonnée, soutenue d’arguments fallacieux et exagérés, en réaction à un événement de toute évidence limité, si l’on en juge à l’aune de la situation sociale et géopolitique du moment, particulièrement lourde : 1918, 1950, 1966, 2012…
C’est qu’ici comme là, on s’en prend au « sacré » : Dieu lui-même, par la bouche de Mourre, l’Église dénoncée comme traîtresse à ses propres préceptes, par les Pussy comme par Baader — et comme, faut-il y insister ? par tous les refondateurs du christianisme au fil de sa longue histoire —, le travail, la virginité ou la nourriture et ses rituels comme divinités de rechange, dans les Marguerites… — et cela, non par goût de l’abaissement moral ou du « blasphème », mais au nom de l’humanisme. Car, telle est la question : à l’aune d’une injustice sociale criante, d’une répression policière brutale, de la dérive sanguinaire du régime de Damas, soutenu par Moscou, que signifie une telle levée de boucliers indignement indignés contre une poignée de jeunes femmes qui se sont livrées, sur la Place rouge ou dans une cathédrale, à quelques actions spectaculaires appelant à de plus dignes indignations ?
Ce qu’insinuaient, à propos des actions et exactions de ses deux Marie, mais aussi de son film lui-même, ces mots que Vera Chytilova inscrivit, à la fin des Petites marguerites, sur des images de guerre : « Ce film est dédié à ceux qui ne s’indignent que de la salade écrasée. » Elle avait bien raison de prendre les devants : elle non plus, en pleines « normalisation » à Prague et napalmisation au Vietnam, n’allait pas tarder à subir de plein fouet les injures de tous ceux qui ne s’indignèrent que sa supposée complaisance dans la bassesse…
(*) Vera Chytilova, Sedmikrasky, U-media, 1966 (Grand Prix au Festival du film de Bergame, 1967) ; Les petites marguerites, dvd Malavida films, 2008.
(**) Greil Marcus, Lipstick traces. A secret history of the twentieth century, Harvard University Press, 1989 ; trad. fr. Guillaume Godard, Allia, 1998, Gallimard, « folio actuel », 2000.
(***) « Pourri », soit : « dépravé », lui aussi… et auteur, sous son propre nom cette fois, de l’implacable réquisitoire intitulé « Religion », sur le premier album de Public Image Limited…