23 févr.
2010
Les humeurs de M. Roubaud (et autres vrais poètes) par Jean-Pierre Bobillot
Périodiquement, la presse et les médias français ressortent du placard aux diversions tel ou tel hochet, destiné à amuser ou à échauffer un temps les naïfs : réforme de l'ortografe, paroles de la Marseillaise ou... disparition constatée, annoncée, voire fomentée par on ne sait quel dangereux réseau de terroristes des lettres, de cette increvable moribonde : la poésie.
Cette fois, hélas ! c'est un poète qui s'y colle : - pas n'importe lequel, puisqu'il s'agit de Jacques Roubaud : un des rares, parmi les contemporains (ce n'est sans doute pas indifférent), à bénéficier d'une solide assiette éditoriale ; - et pas n'importe où, puisqu'il a droit à une double page du numéro de janvier du Monde Diplomatique, sous ce titre prometteur : « Obstination de la poésie ».
« Obstination », d'abord, de l'auteur lui-même - voire ressassement, puisqu'il y reprend parfois mot pour mot quelques-unes des antiennes qui faisaient déjà toute la matière (fort délayée, il est vrai) d'un volume, paru en... 1995 : Poésie, etcetera : ménage.
On y lisait : « Le constat de l'absence de la poésie est souvent fait, n'est plus à faire. On pourrait même dire qu'il occupe plus de place dans les journaux que la poésie elle-même. » Ce qu'il ponctuait d'un péremptoire : « C'est tout. » Et, certes, il ne risquait pas - il ne risque toujours pas beaucoup de se tromper, en enfonçant cette porte, largement et depuis longtemps ouverte aux jérémiades les plus stériles... depuis longtemps ridiculisées, entre autres et sans chichis, par Christian Prigent (un auteur que Roubaud ne doit pas fréquenter beaucoup et dont une magistrale réplique vient de paraître sur le site de POL ) dans À quoi bon encore des poètes ? (1996) : « ça n'a pas à disparaître, c'est disparu [... ] : c'est toujours-déjà disparu. » Plus précisément : « cette façon d'incarner le disparu, de formaliser ce qui disparaît - ce qui fait trou dans l'homogénéité verbalisée de la communauté -, c'est la poésie ». Mais voilà, puisqu'il faut tout faire soi-même, ce n'était pas tout : 15 ans après, il refait le ménage... dans un journal !
Plus grave : ne se bornant pas au constat, il y cherchait déjà - et il cherche toujours, non pas tant des causes historiques, sociologiques, culturelles, que sais-je ? (disons, observables et analysables), que des responsables, pour ne pas dire : des coupables... car leur faute, plus encore qu'esthétique, est avant tout morale. Et, comme le lui a peut-être soufflé Pascal, s'il les cherche, c'est qu'il les a déjà - depuis longtemps - trouvés...
Curieusement en effet, alors qu'il commence, dans son article, par révoquer « toute une panoplie d'accusations » visant les poètes eux-mêmes, il ne tarde pas à s'en prendre à certains poètes que caractérisent certaines formes ou pratiques poétiques récentes ou contemporaines (ou qu'il présente comme telles) : « Si les conditions formelles d'une poésie sont molles et floues (par exemple celles du vers libre standard [celui des surréalistes] ou du VIL [cf. infra]), alors les individualités poétiques émergent difficilement. » …trange manière de redorer le blason, que ces règlements de compte sous les yeux d'un public virtuel dont on ne semble guère se soucier d'éclairer la lanterne...
Analyse (?) et attitude en tout point contraires à celles de Mallarmé (un auteur que Roubaud a pourtant beaucoup fréquenté) désignant, non sans pénétration, dans sa réponse à l'Enquête sur l'évolution littéraire de Jules Huret (1891), les causes historiques, sociologiques, culturelles, qui à ses yeux expliquaient « les manifestations littéraires présentes » : « chaque poète allant, dans son coin, jouer sur une flûte, bien à lui, les airs qu'il lui plaît » (grosso modo, les « vers-libristes ») parce « que, dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d'art stable, d'art définitif », et qu'il est « anormal qu'en ouvrant n'importe quel livre de poésie on soit sûr de trouver d'un bout à l'autre des rythmes uniformes et convenus là où l'on prétend, au contraire, nous intéresser à l'essentielle variété des sentiments humains ! » Amorce d'un processus de différenciation pour l'un - qui culmine, exemplairement, dans la formule de Ponge : « une rhétorique par poème » -, d'indifférenciation pour l'autre - qui aboutirait, logiquement, au « vers international libre (VIL) » : au moins, est-il clair que la chose n'est pas aussi évidemment tranchée qu'il voudrait nous le faire accroire...
Quant audit VIL (ah ! cette pseudo-scientificité bien laide des abréviations : en l'occurrence, un acronyme se traduisant, supposé-je, par cheap... ou par evil ?), on ne voit d'ailleurs pas trop en quoi il se distingue du « vers libre standard (VLS) », puisqu'« il n'est ni compté ni rimé » et qu'« il « va à la ligne » en évitant les ruptures syntaxiques trop fortes » : ce qui n'est jamais que le dogme des premiers poètes et théoriciens du vers libre historique (VLH !). Serait-ce en ce qu'il « ignore les caractéristiques d'une tradition poétique dans une langue donnée » ? C'est, pourtant, ce que les ennemis de toujours de toutes les espèces de vers libres leur ont reproché : il n'est que de lire les réponses à Huret, de Catulle Mendès ou de Heredia dénombrant, parmi les jeunes vers-libristes, « entre autres, un Grec, Moréas, un Américain, Stuart Merrill », et les accusant d'avoir « pris le mot d'ordre à Bruxelles, à Liège, à Genève ! » Ainsi, le vers international libre est-il, suivant Roubaud, « importé, comme tant d'autres produits, des …tats-Unis » : toujours (depuis 120 ans !) le même complot contre l'identité nationale...
Questions subsidiaires : en quoi écrit Yves Bonnefoy - exalté d'emblée, sans autre argument, comme le « plus important des poètes français vivants » ?! Et : en quoi écrit Jacques Roubaud ?
Autant il s'éloigne de Mallarmé - qui ne cherchait pas, lui, de coupables, car il ne voyait pas de crime -, autant il se rapproche de... Sully Prudhomme écrasant de son mépris, dans une lettre datée du 23 septembre 1901, le jeune poète toulousain Maurice Magre, qui n'en pouvait mais : « il fait rimer croix avec joie, ce qui n'est pas une exacte assonance, ateliers et étoilés, femmes et matinales ! C'est à pleurer, c'est rendre l'art trop facile, il n'y a jamais bénéfice à émousser l'outil... » Plus généralement, là encore, il faut lire les propos paranoïaques de Leconte de Lisle s'alarmant, dans l'Enquête de Huret, d'une « épidémie d'esprits », d'une « impuissance » généralisée, et traitant, ainsi que Heredia, « ces jeunes gens » de « fumistes ». Les moindres manquements aux contraintes (mot-clé chez l'oulipien Roubaud) de ce qui passe, aux yeux des vigiles de service, pour « la vraie poésie » (ou « vp », comme l'écrit élégamment Sébastien Smirou, dans un article d'enthousiaste adhésion à celui de Roubaud, Rénovation de la V.P.), est le symptôme évident d'une véritable dépravation : qui ne se plie pas aux lois et aux présupposés de « la vieillerie poétique » (comme disait Rimbaud, qui préféra le zutisme à l'oulipisme !) est coupable de facilité...
Alors au sommet de sa gloire (il allait recevoir le 1er Nobel de littérature, le 10 décembre suivant), l'accusateur ne tarderait pas à rejoindre l'accusé dans les oubliettes de l'histoire littéraire ! Sans doute, celui-ci n'était-il guère taillé pour la postérité... mais les « facilités » qui lui sont reprochées se trouvent en abondance chez Rimbaud, Laforgue, Apollinaire : tous coupables ? - C'est, sans doute, que la facilité a gagné ? Rimbaud, Laforgue, facilité ! Apollinaire (surtout les « calligrammes »), facilité ! « vers libres », facilité ! « poème en prose », facilité ! On a tellement entendu ça ! Et, plus récemment : « poésie sonore », facilité ! « performance », facilité ! - L'argument est un peu court, et... facile ! C'est, pourtant, ce que claironne le décliniste Roubaud...
Dans tous les cas, l'ostracisme se soutient de la sacralisation a posteriori d'un état antérieur de l'évolution poétique, décrété « stable, définitif », mais dans les faits, déjà largement contesté, voire débordé - l'alexandrin parnassien pour Prudhomme, pour Roubaud on ne sait quoi qui oscille entre le « vers compté-rimé traditionnel » en particulier et la « poésie écrite » ou « le livre » en général -, à l'aune duquel le moindre écart sera tenu a priori pour une profanation. Or, il faut rappeler ici combien humblement naquit ce qui devint ensuite ce fameux « vers compté-rimé traditionnel » dans lequel tous deux et tant d'autres virent et voient quelquefois encore le nec plus ultra de la perfection poétique : quel appauvrissement il représente, par rapport aux savantes métriques héritées de l'antiquité païenne, que les clercs des premiers siècles chrétiens et médiévaux durent abandonner, afin de doter la liturgie de pièces que la communauté des fidèles, le plus souvent illettrés et, a fortiori, ignorant le latin, pût cependant chanter ou psalmodier à l'unisson. Une syllabe = un temps, et... « une sonnerie à la fin », ironisait Tristan Tzara. - Comme le slam, peut-être ? - Non, je rigole... Appauvrissement créateur, certes, et cela pour des siècles - mais appauvrissement : facilité, déjà !
Naturellement, il ne s'en prend pas explicitement à Rimbaud - bien que le petit mauvais génie de Charleville eût à lui seul infligé tous les outrages au sacro-saint vers-compté rimé traditionnel (VCRT ?) et à tant d'autres belles choses si indispensables à la poésie (et l'auteur, jadis, de La vieillesse d'Alexandre ne saurait l'ignorer) -, pas plus qu'il ne désigne nommément ceux qu'il accuse d'en avoir fait autant - ou, s'il est possible, plus ! - au Vers lui-même (?), à la poésie écrite, voire - par une série de métonymiques glissades telles qu'on souhaiterait ne plus en lire - à la Poésie.
Mais... assez précisément quand même, pour qu'on en reconnaisse quelques-uns. Ainsi, au paragraphe traitant du « ìvroum-vroum" » (!), où sont épinglés « des ìpoètes" dont l'activité présentée au public comme poésie consiste à rouler en bas d'un escalier... », le lecteur averti reconnaît-il aussitôt Julien Blaine, activiste avec sa revue Doc(k)s d'une migration géographique et médiologique généralisée en poésie, et (caricaturalement schématisée) sa célèbre action intitulée Chut(e) : au moins (c'est là le but ultime de cette médiocre opération de com), Roubaud ne se trompe-t-il pas de cible !
Il se trompe carrément, en revanche - ou il trompe son monde -, lorsqu'il ajoute : « ... à déchirer un gros annuaire téléphonique sur scène », car il s'agit cette fois évidemment de Louis Roquin, dont « l'activité » (tout aussi grossièrement résumée) n'est pas « présentée au public comme poésie », mais comme musique - et quiconque y a assisté sait bien (s'il n'est bardé de préjugés) qu'il y a de très bonnes raisons à cela. Inversement, prétendre que « l'Ursonate de Kurt Schwitters s'annonce précisément comme musique et non comme poème » est une criante contre-vérité... ou une bêtise : autant dire que les Romances sans paroles de Verlaine « s'annoncent précisément comme musique », ses Fêtes galantes comme peinture ou Les fleurs du Mal comme traité de botanique ! La vérité est que l'Ursonate est la magnifique illustration, l'émouvante mise en voix, en actes et en pages de cette formule de son auteur (que l'on peut, bien entendu, discuter) : « Le mot n'est pas à l'origine, le matériau de la poésie, c'est la lettre. » En tout cas, ce n'est pas se grandir que de la présenter comme « une des œuvres réclamées comme emblématiques par les adeptes du vroum-vroum »...
Or curieusement, à quelques lignes de la fin de son pensum, Roubaud semble enfin se détendre un peu, et oublier cette horripilante posture de persiflage continu, ce ton de supériorité de sujet se supposant savoir, pour admettre qu'« il y a aujourd'hui en France, comme il y en a toujours eu, de la poésie ; de la très bonne poésie [... ] On la trouve dans des livres, dans des revues, dans des enregistrements sonores, des vidéos. » Un peu plus haut, il constatait qu'« on trouve beaucoup de poèmes sur la Toile, et que la poésie, de ce fait, atteint plus de lecteurs que ne le fait le livre ». Ouf ! tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes poétiques possibles ! - Quoiqu'il n'ajoute pas : sur des scènes...
La question est, dès lors : pourquoi cette crispation ? cette haine du « vroum-vroum » ? pourquoi cette paranoïa ? cette peur irraisonnée des poésies scéniques ou enregistrées, des « performances » ou des « séquences sonores [... ] n'incluant pas un seul mot » : ces monstres subitement apparus, bien sûr venus d'ailleurs, et dont l'unique souci serait d'engloutir à jamais toute « la ìvp" écrite » ? Que de phantasmes ! Symptômes, en fait, d'une ignorance : celle, plus ou moins délibérée, pour ne pas dire : « obstinée », de la longue et foisonnante histoire des poésies scéniques modernes - apparues, dès 1878, aux « Hydropathes », à Paris, et qui n'ont cessé depuis de proliférer : « Chat noir », cabarets expressionnistes, soirées futuristes, « Cabaret Voltaire », récitals lettristes, lectures/diffusions/actions propres aux « poésies sonores » - et des poésies enregistrées - apparues, dès 1913, avec les séances phonographiques des « Archives de la parole », à la Sorbonne, puis les tentatives de Schwitters, en attendant que François Dufrêne, Henri Chopin, Bernard Heidsieck, s'emparassent du magnétophone pour créer ces « véritables poèmes symphoniques » que prophétisait Apollinaire, ouvrant toujours plus largement le champ d'une poésie revivifiée grâce à « un moyen d'expression plus puissant, plus direct que la voix d'un homme imitée par l'écriture ou la typographie. » Facilité ? allons donc ! Indifférenciation ? écoutez donc Chopin, Heidsieck, Cobbing ; allez voir et écouter Blaine, Blonk, Böck, Pey, Quintane, Métail, Pennequin, Fiedler, Barras, Lespinasse !... « Obstination », c'est sûr...
« Toutes ces productions », admet-il encore, « sont honorables [... ], parfois, rarement [... ], d'une très grande qualité artistique [comme si les « productions » écrites étaient souvent, toujours, « d'une très grande qualité artistique » !], mais pourquoi les baptiser ìpoésie" ? » Car il sait, lui, ils savent, eux, ce qu'est - et ce que n'est pas - la poésie : nous autres, de « la ìfp" (la fausse poésie) », comme ça, non, nous ne le savons pas. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que poésie est le nom - recouvrant des pratiques, des formes, des conceptions infiniment variables - que l'on donne, faute de mieux, à cet obscur objet du désir de poésie (du désir, et non du « besoin »), qui est un fait anthropologique : puisqu'il a à faire avec une faculté spécifiquement humaine - le langage (et non, nécessairement : « la langue », ou : « une langue » en particulier) - et qu'il pousse tant d'êtres humains, partout sur la planète, depuis la nuit des temps, à se faire « voyants » ou « voyous », christs ou larrons, devins ou bouffons, quoi que ce soit d'autre ou rien du tout - mais tous, « horribles travailleurs ». Comme tout objet de désir, ils sont condamnés à le manquer - et c'est là, sans doute, le moteur de cette infinie variabilité de pratiques, de formes et de conceptions, que ne parvient pas tout à fait à masquer, à dénier, l'appellation flottante de « poésie ».
À cette aune, on le voit, anathèmes infondés et mesquines exclusions sont d'un intérêt dérisoire. Mais, qu'on se rassure : pas plus que l'imprimerie n'a supprimé l'écriture manuelle, ou que l'enregistrement sonore n'a supprimé le livre ou la voix naturelle (ils en ont modifié les fonctions, les valeurs, par reconfigurations du champ médiologique), les poésies scéniques et enregistrées n'ont eu pour effet, ni pour obsession, de supplanter les poésies écrites, la vraie ou la fausse ! Elles ont d'autres chats à fouetter : beaucoup de poètes, d'ailleurs, pratiquent aussi bien les unes que les autres, réalisant quelquefois plusieurs versions - écrite, scénique, enregistrée - d'une même (?) œuvre, ou plusieurs œuvres - écrite, scénique, enregistrée - puisant à un même (?) matériau, ou concevant d'emblée une œuvre « multimédia ».
Si Roubaud et Smirou se plaignent, non seulement « de l'envahissement du champ de la poésie par ce qui a été nommé ìpoésie de performance" », mais de ce que « la ìvp" écrite soit désormais progressivement exclue du spectacle vivant », c'est qu'ils réagissent en termes de concurrence, au lieu de raisonner en termes de pertinence. Claude Royet-Journoud, que cite Smirou, n'a sans doute pas tort de déclarer que « le livre n'a pas besoin d'une voix » : pourquoi, dès lors, cet acharnement soudain à vouloir lire, à tout prix, devant un public, des textes expressément et manifestement destinés à la page, et à la lecture solitaire ? C'est d'ailleurs, bien souvent, à une lecture solitaire de l'auteur venu s'approuver lui-même, que ledit public est convié, et assiste, sans que rien l'y concerne, médusé ! La vérité est que « la ìvp" écrite » n'est pas « désormais exclue du spectacle vivant », car elle ne s'est mise à s'y intéresser que fort tardivement... et par dépit, devant le développement (et un certain succès) de la « poésie de performance ». Et voilà qu'elle prétend accuser ceux qui conçoivent des œuvres expressément et manifestement pensées pour la scène ou la lecture publique, de coloniser indûment la scène et les lieux (plus ou moins) adaptés à la lecture publique et au « spectacle vivant » ! Que dira-t-on, le jour où les adeptes du « vroum-vroum » prétendront disputer à ceux de la « vp » écrite le monopole de fait qu'ils conservent jalousement, et tout aussi indûment, sur l'édition de livres de poésie, et aux rayons spécialisés des libraires ? - Je rigole, naturellement.
Cette fois, hélas ! c'est un poète qui s'y colle : - pas n'importe lequel, puisqu'il s'agit de Jacques Roubaud : un des rares, parmi les contemporains (ce n'est sans doute pas indifférent), à bénéficier d'une solide assiette éditoriale ; - et pas n'importe où, puisqu'il a droit à une double page du numéro de janvier du Monde Diplomatique, sous ce titre prometteur : « Obstination de la poésie ».
« Obstination », d'abord, de l'auteur lui-même - voire ressassement, puisqu'il y reprend parfois mot pour mot quelques-unes des antiennes qui faisaient déjà toute la matière (fort délayée, il est vrai) d'un volume, paru en... 1995 : Poésie, etcetera : ménage.
On y lisait : « Le constat de l'absence de la poésie est souvent fait, n'est plus à faire. On pourrait même dire qu'il occupe plus de place dans les journaux que la poésie elle-même. » Ce qu'il ponctuait d'un péremptoire : « C'est tout. » Et, certes, il ne risquait pas - il ne risque toujours pas beaucoup de se tromper, en enfonçant cette porte, largement et depuis longtemps ouverte aux jérémiades les plus stériles... depuis longtemps ridiculisées, entre autres et sans chichis, par Christian Prigent (un auteur que Roubaud ne doit pas fréquenter beaucoup et dont une magistrale réplique vient de paraître sur le site de POL ) dans À quoi bon encore des poètes ? (1996) : « ça n'a pas à disparaître, c'est disparu [... ] : c'est toujours-déjà disparu. » Plus précisément : « cette façon d'incarner le disparu, de formaliser ce qui disparaît - ce qui fait trou dans l'homogénéité verbalisée de la communauté -, c'est la poésie ». Mais voilà, puisqu'il faut tout faire soi-même, ce n'était pas tout : 15 ans après, il refait le ménage... dans un journal !
Plus grave : ne se bornant pas au constat, il y cherchait déjà - et il cherche toujours, non pas tant des causes historiques, sociologiques, culturelles, que sais-je ? (disons, observables et analysables), que des responsables, pour ne pas dire : des coupables... car leur faute, plus encore qu'esthétique, est avant tout morale. Et, comme le lui a peut-être soufflé Pascal, s'il les cherche, c'est qu'il les a déjà - depuis longtemps - trouvés...
Curieusement en effet, alors qu'il commence, dans son article, par révoquer « toute une panoplie d'accusations » visant les poètes eux-mêmes, il ne tarde pas à s'en prendre à certains poètes que caractérisent certaines formes ou pratiques poétiques récentes ou contemporaines (ou qu'il présente comme telles) : « Si les conditions formelles d'une poésie sont molles et floues (par exemple celles du vers libre standard [celui des surréalistes] ou du VIL [cf. infra]), alors les individualités poétiques émergent difficilement. » …trange manière de redorer le blason, que ces règlements de compte sous les yeux d'un public virtuel dont on ne semble guère se soucier d'éclairer la lanterne...
Analyse (?) et attitude en tout point contraires à celles de Mallarmé (un auteur que Roubaud a pourtant beaucoup fréquenté) désignant, non sans pénétration, dans sa réponse à l'Enquête sur l'évolution littéraire de Jules Huret (1891), les causes historiques, sociologiques, culturelles, qui à ses yeux expliquaient « les manifestations littéraires présentes » : « chaque poète allant, dans son coin, jouer sur une flûte, bien à lui, les airs qu'il lui plaît » (grosso modo, les « vers-libristes ») parce « que, dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d'art stable, d'art définitif », et qu'il est « anormal qu'en ouvrant n'importe quel livre de poésie on soit sûr de trouver d'un bout à l'autre des rythmes uniformes et convenus là où l'on prétend, au contraire, nous intéresser à l'essentielle variété des sentiments humains ! » Amorce d'un processus de différenciation pour l'un - qui culmine, exemplairement, dans la formule de Ponge : « une rhétorique par poème » -, d'indifférenciation pour l'autre - qui aboutirait, logiquement, au « vers international libre (VIL) » : au moins, est-il clair que la chose n'est pas aussi évidemment tranchée qu'il voudrait nous le faire accroire...
Quant audit VIL (ah ! cette pseudo-scientificité bien laide des abréviations : en l'occurrence, un acronyme se traduisant, supposé-je, par cheap... ou par evil ?), on ne voit d'ailleurs pas trop en quoi il se distingue du « vers libre standard (VLS) », puisqu'« il n'est ni compté ni rimé » et qu'« il « va à la ligne » en évitant les ruptures syntaxiques trop fortes » : ce qui n'est jamais que le dogme des premiers poètes et théoriciens du vers libre historique (VLH !). Serait-ce en ce qu'il « ignore les caractéristiques d'une tradition poétique dans une langue donnée » ? C'est, pourtant, ce que les ennemis de toujours de toutes les espèces de vers libres leur ont reproché : il n'est que de lire les réponses à Huret, de Catulle Mendès ou de Heredia dénombrant, parmi les jeunes vers-libristes, « entre autres, un Grec, Moréas, un Américain, Stuart Merrill », et les accusant d'avoir « pris le mot d'ordre à Bruxelles, à Liège, à Genève ! » Ainsi, le vers international libre est-il, suivant Roubaud, « importé, comme tant d'autres produits, des …tats-Unis » : toujours (depuis 120 ans !) le même complot contre l'identité nationale...
Questions subsidiaires : en quoi écrit Yves Bonnefoy - exalté d'emblée, sans autre argument, comme le « plus important des poètes français vivants » ?! Et : en quoi écrit Jacques Roubaud ?
Autant il s'éloigne de Mallarmé - qui ne cherchait pas, lui, de coupables, car il ne voyait pas de crime -, autant il se rapproche de... Sully Prudhomme écrasant de son mépris, dans une lettre datée du 23 septembre 1901, le jeune poète toulousain Maurice Magre, qui n'en pouvait mais : « il fait rimer croix avec joie, ce qui n'est pas une exacte assonance, ateliers et étoilés, femmes et matinales ! C'est à pleurer, c'est rendre l'art trop facile, il n'y a jamais bénéfice à émousser l'outil... » Plus généralement, là encore, il faut lire les propos paranoïaques de Leconte de Lisle s'alarmant, dans l'Enquête de Huret, d'une « épidémie d'esprits », d'une « impuissance » généralisée, et traitant, ainsi que Heredia, « ces jeunes gens » de « fumistes ». Les moindres manquements aux contraintes (mot-clé chez l'oulipien Roubaud) de ce qui passe, aux yeux des vigiles de service, pour « la vraie poésie » (ou « vp », comme l'écrit élégamment Sébastien Smirou, dans un article d'enthousiaste adhésion à celui de Roubaud, Rénovation de la V.P.), est le symptôme évident d'une véritable dépravation : qui ne se plie pas aux lois et aux présupposés de « la vieillerie poétique » (comme disait Rimbaud, qui préféra le zutisme à l'oulipisme !) est coupable de facilité...
Alors au sommet de sa gloire (il allait recevoir le 1er Nobel de littérature, le 10 décembre suivant), l'accusateur ne tarderait pas à rejoindre l'accusé dans les oubliettes de l'histoire littéraire ! Sans doute, celui-ci n'était-il guère taillé pour la postérité... mais les « facilités » qui lui sont reprochées se trouvent en abondance chez Rimbaud, Laforgue, Apollinaire : tous coupables ? - C'est, sans doute, que la facilité a gagné ? Rimbaud, Laforgue, facilité ! Apollinaire (surtout les « calligrammes »), facilité ! « vers libres », facilité ! « poème en prose », facilité ! On a tellement entendu ça ! Et, plus récemment : « poésie sonore », facilité ! « performance », facilité ! - L'argument est un peu court, et... facile ! C'est, pourtant, ce que claironne le décliniste Roubaud...
Dans tous les cas, l'ostracisme se soutient de la sacralisation a posteriori d'un état antérieur de l'évolution poétique, décrété « stable, définitif », mais dans les faits, déjà largement contesté, voire débordé - l'alexandrin parnassien pour Prudhomme, pour Roubaud on ne sait quoi qui oscille entre le « vers compté-rimé traditionnel » en particulier et la « poésie écrite » ou « le livre » en général -, à l'aune duquel le moindre écart sera tenu a priori pour une profanation. Or, il faut rappeler ici combien humblement naquit ce qui devint ensuite ce fameux « vers compté-rimé traditionnel » dans lequel tous deux et tant d'autres virent et voient quelquefois encore le nec plus ultra de la perfection poétique : quel appauvrissement il représente, par rapport aux savantes métriques héritées de l'antiquité païenne, que les clercs des premiers siècles chrétiens et médiévaux durent abandonner, afin de doter la liturgie de pièces que la communauté des fidèles, le plus souvent illettrés et, a fortiori, ignorant le latin, pût cependant chanter ou psalmodier à l'unisson. Une syllabe = un temps, et... « une sonnerie à la fin », ironisait Tristan Tzara. - Comme le slam, peut-être ? - Non, je rigole... Appauvrissement créateur, certes, et cela pour des siècles - mais appauvrissement : facilité, déjà !
Naturellement, il ne s'en prend pas explicitement à Rimbaud - bien que le petit mauvais génie de Charleville eût à lui seul infligé tous les outrages au sacro-saint vers-compté rimé traditionnel (VCRT ?) et à tant d'autres belles choses si indispensables à la poésie (et l'auteur, jadis, de La vieillesse d'Alexandre ne saurait l'ignorer) -, pas plus qu'il ne désigne nommément ceux qu'il accuse d'en avoir fait autant - ou, s'il est possible, plus ! - au Vers lui-même (?), à la poésie écrite, voire - par une série de métonymiques glissades telles qu'on souhaiterait ne plus en lire - à la Poésie.
Mais... assez précisément quand même, pour qu'on en reconnaisse quelques-uns. Ainsi, au paragraphe traitant du « ìvroum-vroum" » (!), où sont épinglés « des ìpoètes" dont l'activité présentée au public comme poésie consiste à rouler en bas d'un escalier... », le lecteur averti reconnaît-il aussitôt Julien Blaine, activiste avec sa revue Doc(k)s d'une migration géographique et médiologique généralisée en poésie, et (caricaturalement schématisée) sa célèbre action intitulée Chut(e) : au moins (c'est là le but ultime de cette médiocre opération de com), Roubaud ne se trompe-t-il pas de cible !
Il se trompe carrément, en revanche - ou il trompe son monde -, lorsqu'il ajoute : « ... à déchirer un gros annuaire téléphonique sur scène », car il s'agit cette fois évidemment de Louis Roquin, dont « l'activité » (tout aussi grossièrement résumée) n'est pas « présentée au public comme poésie », mais comme musique - et quiconque y a assisté sait bien (s'il n'est bardé de préjugés) qu'il y a de très bonnes raisons à cela. Inversement, prétendre que « l'Ursonate de Kurt Schwitters s'annonce précisément comme musique et non comme poème » est une criante contre-vérité... ou une bêtise : autant dire que les Romances sans paroles de Verlaine « s'annoncent précisément comme musique », ses Fêtes galantes comme peinture ou Les fleurs du Mal comme traité de botanique ! La vérité est que l'Ursonate est la magnifique illustration, l'émouvante mise en voix, en actes et en pages de cette formule de son auteur (que l'on peut, bien entendu, discuter) : « Le mot n'est pas à l'origine, le matériau de la poésie, c'est la lettre. » En tout cas, ce n'est pas se grandir que de la présenter comme « une des œuvres réclamées comme emblématiques par les adeptes du vroum-vroum »...
Or curieusement, à quelques lignes de la fin de son pensum, Roubaud semble enfin se détendre un peu, et oublier cette horripilante posture de persiflage continu, ce ton de supériorité de sujet se supposant savoir, pour admettre qu'« il y a aujourd'hui en France, comme il y en a toujours eu, de la poésie ; de la très bonne poésie [... ] On la trouve dans des livres, dans des revues, dans des enregistrements sonores, des vidéos. » Un peu plus haut, il constatait qu'« on trouve beaucoup de poèmes sur la Toile, et que la poésie, de ce fait, atteint plus de lecteurs que ne le fait le livre ». Ouf ! tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes poétiques possibles ! - Quoiqu'il n'ajoute pas : sur des scènes...
La question est, dès lors : pourquoi cette crispation ? cette haine du « vroum-vroum » ? pourquoi cette paranoïa ? cette peur irraisonnée des poésies scéniques ou enregistrées, des « performances » ou des « séquences sonores [... ] n'incluant pas un seul mot » : ces monstres subitement apparus, bien sûr venus d'ailleurs, et dont l'unique souci serait d'engloutir à jamais toute « la ìvp" écrite » ? Que de phantasmes ! Symptômes, en fait, d'une ignorance : celle, plus ou moins délibérée, pour ne pas dire : « obstinée », de la longue et foisonnante histoire des poésies scéniques modernes - apparues, dès 1878, aux « Hydropathes », à Paris, et qui n'ont cessé depuis de proliférer : « Chat noir », cabarets expressionnistes, soirées futuristes, « Cabaret Voltaire », récitals lettristes, lectures/diffusions/actions propres aux « poésies sonores » - et des poésies enregistrées - apparues, dès 1913, avec les séances phonographiques des « Archives de la parole », à la Sorbonne, puis les tentatives de Schwitters, en attendant que François Dufrêne, Henri Chopin, Bernard Heidsieck, s'emparassent du magnétophone pour créer ces « véritables poèmes symphoniques » que prophétisait Apollinaire, ouvrant toujours plus largement le champ d'une poésie revivifiée grâce à « un moyen d'expression plus puissant, plus direct que la voix d'un homme imitée par l'écriture ou la typographie. » Facilité ? allons donc ! Indifférenciation ? écoutez donc Chopin, Heidsieck, Cobbing ; allez voir et écouter Blaine, Blonk, Böck, Pey, Quintane, Métail, Pennequin, Fiedler, Barras, Lespinasse !... « Obstination », c'est sûr...
« Toutes ces productions », admet-il encore, « sont honorables [... ], parfois, rarement [... ], d'une très grande qualité artistique [comme si les « productions » écrites étaient souvent, toujours, « d'une très grande qualité artistique » !], mais pourquoi les baptiser ìpoésie" ? » Car il sait, lui, ils savent, eux, ce qu'est - et ce que n'est pas - la poésie : nous autres, de « la ìfp" (la fausse poésie) », comme ça, non, nous ne le savons pas. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que poésie est le nom - recouvrant des pratiques, des formes, des conceptions infiniment variables - que l'on donne, faute de mieux, à cet obscur objet du désir de poésie (du désir, et non du « besoin »), qui est un fait anthropologique : puisqu'il a à faire avec une faculté spécifiquement humaine - le langage (et non, nécessairement : « la langue », ou : « une langue » en particulier) - et qu'il pousse tant d'êtres humains, partout sur la planète, depuis la nuit des temps, à se faire « voyants » ou « voyous », christs ou larrons, devins ou bouffons, quoi que ce soit d'autre ou rien du tout - mais tous, « horribles travailleurs ». Comme tout objet de désir, ils sont condamnés à le manquer - et c'est là, sans doute, le moteur de cette infinie variabilité de pratiques, de formes et de conceptions, que ne parvient pas tout à fait à masquer, à dénier, l'appellation flottante de « poésie ».
À cette aune, on le voit, anathèmes infondés et mesquines exclusions sont d'un intérêt dérisoire. Mais, qu'on se rassure : pas plus que l'imprimerie n'a supprimé l'écriture manuelle, ou que l'enregistrement sonore n'a supprimé le livre ou la voix naturelle (ils en ont modifié les fonctions, les valeurs, par reconfigurations du champ médiologique), les poésies scéniques et enregistrées n'ont eu pour effet, ni pour obsession, de supplanter les poésies écrites, la vraie ou la fausse ! Elles ont d'autres chats à fouetter : beaucoup de poètes, d'ailleurs, pratiquent aussi bien les unes que les autres, réalisant quelquefois plusieurs versions - écrite, scénique, enregistrée - d'une même (?) œuvre, ou plusieurs œuvres - écrite, scénique, enregistrée - puisant à un même (?) matériau, ou concevant d'emblée une œuvre « multimédia ».
Si Roubaud et Smirou se plaignent, non seulement « de l'envahissement du champ de la poésie par ce qui a été nommé ìpoésie de performance" », mais de ce que « la ìvp" écrite soit désormais progressivement exclue du spectacle vivant », c'est qu'ils réagissent en termes de concurrence, au lieu de raisonner en termes de pertinence. Claude Royet-Journoud, que cite Smirou, n'a sans doute pas tort de déclarer que « le livre n'a pas besoin d'une voix » : pourquoi, dès lors, cet acharnement soudain à vouloir lire, à tout prix, devant un public, des textes expressément et manifestement destinés à la page, et à la lecture solitaire ? C'est d'ailleurs, bien souvent, à une lecture solitaire de l'auteur venu s'approuver lui-même, que ledit public est convié, et assiste, sans que rien l'y concerne, médusé ! La vérité est que « la ìvp" écrite » n'est pas « désormais exclue du spectacle vivant », car elle ne s'est mise à s'y intéresser que fort tardivement... et par dépit, devant le développement (et un certain succès) de la « poésie de performance ». Et voilà qu'elle prétend accuser ceux qui conçoivent des œuvres expressément et manifestement pensées pour la scène ou la lecture publique, de coloniser indûment la scène et les lieux (plus ou moins) adaptés à la lecture publique et au « spectacle vivant » ! Que dira-t-on, le jour où les adeptes du « vroum-vroum » prétendront disputer à ceux de la « vp » écrite le monopole de fait qu'ils conservent jalousement, et tout aussi indûment, sur l'édition de livres de poésie, et aux rayons spécialisés des libraires ? - Je rigole, naturellement.